Puisqu’il s’agit de Mémoires, je voudrais livrer ici mon premier souvenir. J’avais quatre ans. Ma grand-tante Yaa n’so, un soir, avait organisé des danses en faveur de mon génie, Djaa. Or je ne voulais pas danser.
Pourquoi donc étais je affublé de ce génie en l’honneur duquel il me fallait me contorsionner ? Parce que des années auparavant une vieille femme de N’Zaakro, Aou, avait prédit ma naissance en déclarant à mes parents — je reviendrai plus loin et plus amplement sur ces détails : « Ce que je viens de voir, c’est le génie que nous respectons dans notre famille. Il s’appelle Djaa, et c’est lui qui vous apportera l’enfant mâle que vous attendez depuis trente ans. Il devra porter le nom de Djaa; cet enfant soignera, prédira, voyagera beaucoup. Mais il ne pourra ni manger le manioc ni même le toucher : c’est la seule chose que le génie ne peut supporter. »
Ce soir-là, donc, on m’avait habillé, paré de grelots, ma grand-tante et tous les notables étaient dans la cour, attendant qu’au son du tam-tam et des chants mon génie se manifestât.
Pendant la journée, sous la toiture inclinée d’une case très basse, j’avais dissimulé du manioc. Dès que la fête commença, j’allai prendre ce manioc à pleines mains et le présentai à ma grand-tante :
« Nana, c’est le manioc. »
Et il fallut arrêter sur-le-champ cette cérémonie qui ne me tentait pas du tout !
Voilà mon premier souvenir. Depuis mes quatre ans, tous les événements que j’ai vécus sont restés gravés dans mon esprit. Il ne faut voir là, d’ailleurs, rien d’exceptionnel : dans nos sociétés de tradition orale, l’écrit n’existait pas. Force était donc d’emmagasiner dans sa mémoire la vie, les rumeurs et les enseignements du monde qui nous entourait. Ainsi, vers l’âge de sept ans, chaque matin, je me rendais chez un vieillard qui habitait à quelques kilomètres de Yamoussoukro. Bien que l’état civil fût relativement récent chez nous, la tradition orale permettait de déterminer de manière relativement précise, par recoupement avec les événements passés, l’époque des naissances, donc l’âge.
Ce vieil homme avait environ cent vingt- cinq ans. J’allais le voir tôt le matin, vers 8 heures, parce que, plus avant dans la journée, forcément, son esprit déclinait. Mais, à 8 heures, il était lucide, et me parlait de son enfance et de sa jeunesse, un siècle plus tôt… Aujourd’hui encore vit non loin de Bouaké une femme âgée de cent dix-sept ans.
Mais je désire remonter plus haut, plus avant, vers les origines de ma famille. On a en effet beaucoup écrit sur moi, de très belles choses. S’il y a eu des erreurs, elles n’ont pas été commises de mauvaise foi, mais dans l’ignorance des faits et de la nature même de notre société à nous. C’est une longue saga, compliquée. Le lecteur sera indulgent : je tiens à témoigner de mes propres origines.
Nous, Baoulés, le groupe baoulé, sommes venues il y a deux siècles et demi du Ghana, fuyant le royaume akan, dont la capitale était Koumassi. Nous avons donc maintenu la tradition akan, c’est-à-dire la filiation matrilinéaire.
Schématiquement, on peut dire que, lorsqu’un chef meurt, ce n’est pas son fils qui lui succède mais son frère ou le fils de sa sœur ; ainsi est-on sûr que coule dans les veines de l’héritier le même sang que celui du chef disparu.
Cela signifie que l’on hérite de son oncle pas de son père. Un homme meurt, ce sont ses frères cadets ou ses cousins utérins car dans le dialecte akan le mot « cousin » n’existe pas ; le cousin utérin a le même rang et les mêmes droits que les frères et sœurs qui lui succèdent.
D’ailleurs, les populations akan disent : « Les morts n’ont pas droit à la parole » ; il n’y a pratiquement pas de testament. On sait que le neveu doit hériter de l’oncle, mais il vient après le frère de son oncle, après le cousin utérin maternel de son oncle.
Comme les morts n’ont pas droit à la parole et que l’on doit assurer la continuité de la famille, son audience dans le pays, on choisit le meilleur des neveux, le meilleur des frères. Si aucun n’a le profil que souhaite la famille pour assurer la pérennité de son prestige, on se réunit autour de la femme la plus âgée mère ou sœur, qui devient dépositaire, et on désigne l’héritier parmi les ayants droit. Le choix a toujours préservé l’intérêt supérieur de la famille, ce n’est pas un problème de personnes.
Compte tenu du nombre élevé des frères, des oncles et des cousins, ce système de transmission du pouvoir et des biens est relativement compliqué. Reconstituer un arbre généalogique n’est certes pas une mince affaire ; c’est pourtant le mode matrilinéaire que, par fidélité à nos ancêtres, nous avons conservé.
Ces ancêtres, en voici le cheminement. A l’aube du XVIIe siècle, l’ancien serviteur de la chefferie des groupes akan, Osei Toutou, s’empara du trône des populations akan, à Koumassi, et devint le premier roi des Achantis. Ses deux neveux, Opokou Waré et Dakon, se livrèrent une guerre fratricide pour la conquête du pouvoir. Dans cette lutte sans merci, Dakon fut tué. C’était, paraît-il, le meilleur des deux. Aujourd’hui encore, son crâne orné de plaques et d’attaches d’or est conservé à Koumassi. Chaque fois que le grand chef de la famille des Achantis monte sur le trône, il pose d’abord le pied sur le crâne de Dakon en disant : « Je suis le chef de tous ceux qui sont passés de l’autre côté. »
Dakon avait une sœur, Abraha Pokou.
Opokou Waré, le vainqueur devenu roi, pressentit un danger : au cas où il viendrait à son tour à disparaître, c’est à une autre famille qu’il reviendrait d’assurer la dynastie. Il proposa donc à Pokou de rester à ses côtés l’assurant que son enfant aurait les mêmes droits que les enfants de sa propre sœur.
Abraha Pokou et les fidèles de Dakon n’entendaient pas, eux, être traités comme des inférieurs par les partisans d’Opokou Waré. Ils choisirent de fuir et prirent la route de l’exode vers l’ouest, vers la Côte-d’Ivoire. C’était en 1667.
Le premier obstacle qu’ils rencontrèrent dans leur marche forcée leurs frères achantis les poursuivaient fut le Comoé, le plus important des fleuves ivoiriens. C’est là que se situe la légende, car il s’agit bien de légende.
De tout temps, les populations akan ont consulté les devins attachés au groupe : au niveau de la région, du village, de la famille. Devant le Comoé bouillonnant d’écume, ces féticheurs affirmèrent que seul le sacrifice d’un enfant permettrait aux fuyards de franchir le fleuve et de trouver le salut sur la rive opposée.
Alors la reine Abraha Pokou prit son unique enfant, Kouacou, l’habilla, le lesta de grosses pépites d’or et le précipita dans le fleuve en sanglotant : Baoulé ! (« L’enfant est mort ! »)
Et ils passèrent. Certains sont allés jusqu’à dire que les fromagers, ces grands arbres de nos savanes, tombèrent de part et d’autre pour leur établir un pont ; d’autres encore pré tendent que des hippopotames, voire des éléphants, s’alignèrent pour leur offrir leur dos. Non, ils sont passés d’un rocher à l’autre, et c’est peut-être ce qui les a sauvés, car, une fois installés sur l’autre rive, ils occupaient une position stratégique de premier ordre.
On n’a jamais pu savoir combien au juste étaient les partisans d’Abraha Pokou. Peut- être mille, trois mille au plus. Pas davantage, car ils n’auraient jamais trouvé de nourriture dans ce pays inconnu. Leurs poursuivants, bien que plus nombreux, ne pouvaient traverser le fleuve que par groupe de cinq ou dix, sautant de pierre en pierre. Ils auraient été immanquablement massacrés, et leurs féticheurs ont dû leur dire : « N’approchons pas davantage, nous allons à une mort certaine. »
Ainsi Pokou et les siens purent ils, du Comoé, gagner le deuxième fleuve ivoirien, le Bandama. Il y eut ensuite des vagues successives, car tous les partisans de Dakon n’avaient pu venir en même temps. Une fraction est même partie vers l’est, et l’on trouve aujourd’hui au cœur de Lomé, capitale du Togo, cent cinquante mille individus qui parlent le même dialecte et ont les mêmes coutumes que nous. Il existe une seule différence : un décalage pour les enfants nés tel ou tel jour. Quand nous sommes au dimanche, ils sont au samedi.
Ces gens sont les Tchokossis. Pour ma part, je pense que ce nom est sans doute celui que nous portions lors de notre départ du Ghana. Certains historiens ont dit que les Tchokossis avaient suivi les Baoulés à l’ouest avant de refluer vers l’est. Mais comme le nom de notre groupe, baoulé, est un hommage au sacrifice consenti par la reine Pokou, ils auraient conservé ce nom. Il est plus logique de penser qu’ils sont partis directement vers le logo avec leur nom originel, Tchokossi, qui est probablement le nôtre.
FÉLIX HOUPHOUËT – BOIGNY : Mes premiers combats – Patrice VAUTIER : Chapitre 1– NEI – pp. 13-20
SOUVENIRS ET ORIGINES DE DJAA
Puisqu’il s’agit de Mémoires, je voudrais livrer ici mon premier souvenir. J’avais quatre ans. Ma grand-tante Yaa n’so, un soir, avait organisé des danses en faveur de mon génie, Djaa. Or je ne voulais pas danser.
Pourquoi donc étais je affublé de ce génie en l’honneur duquel il me fallait me contorsionner ? Parce que des années auparavant une vieille femme de N’Zaakro, Aou, avait prédit ma naissance en déclarant à mes parents — je reviendrai plus loin et plus amplement sur ces détails : « Ce que je viens de voir, c’est le génie que nous respectons dans notre famille. Il s’appelle Djaa, et c’est lui qui vous apportera l’enfant mâle que vous attendez depuis trente ans. Il devra porter le nom de Djaa; cet enfant soignera, prédira, voyagera beaucoup. Mais il ne pourra ni manger le manioc ni même le toucher : c’est la seule chose que le génie ne peut supporter. »
Ce soir-là, donc, on m’avait habillé, paré de grelots, ma grand-tante et tous les notables étaient dans la cour, attendant qu’au son du tam-tam et des chants mon génie se manifestât.
Pendant la journée, sous la toiture inclinée d’une case très basse, j’avais dissimulé du manioc. Dès que la fête commença, j’allai prendre ce manioc à pleines mains et le présentai à ma grand-tante :
« Nana, c’est le manioc. »
Et il fallut arrêter sur-le-champ cette cérémonie qui ne me tentait pas du tout !
Voilà mon premier souvenir. Depuis mes quatre ans, tous les événements que j’ai vécus sont restés gravés dans mon esprit. Il ne faut voir là, d’ailleurs, rien d’exceptionnel : dans nos sociétés de tradition orale, l’écrit n’existait pas. Force était donc d’emmagasiner dans sa mémoire la vie, les rumeurs et les enseignements du monde qui nous entourait. Ainsi, vers l’âge de sept ans, chaque matin, je me rendais chez un vieillard qui habitait à quelques kilomètres de Yamoussoukro. Bien que l’état civil fût relativement récent chez nous, la tradition orale permettait de déterminer de manière relativement précise, par recoupement avec les événements passés, l’époque des naissances, donc l’âge.
Ce vieil homme avait environ cent vingt- cinq ans. J’allais le voir tôt le matin, vers 8 heures, parce que, plus avant dans la journée, forcément, son esprit déclinait. Mais, à 8 heures, il était lucide, et me parlait de son enfance et de sa jeunesse, un siècle plus tôt… Aujourd’hui encore vit non loin de Bouaké une femme âgée de cent dix-sept ans.
Mais je désire remonter plus haut, plus avant, vers les origines de ma famille. On a en effet beaucoup écrit sur moi, de très belles choses. S’il y a eu des erreurs, elles n’ont pas été commises de mauvaise foi, mais dans l’ignorance des faits et de la nature même de notre société à nous. C’est une longue saga, compliquée. Le lecteur sera indulgent : je tiens à témoigner de mes propres origines.
Nous, Baoulés, le groupe baoulé, sommes venues il y a deux siècles et demi du Ghana, fuyant le royaume akan, dont la capitale était Koumassi. Nous avons donc maintenu la tradition akan, c’est-à-dire la filiation matrilinéaire.
Schématiquement, on peut dire que, lorsqu’un chef meurt, ce n’est pas son fils qui lui succède mais son frère ou le fils de sa sœur ; ainsi est-on sûr que coule dans les veines de l’héritier le même sang que celui du chef disparu.
Cela signifie que l’on hérite de son oncle pas de son père. Un homme meurt, ce sont ses frères cadets ou ses cousins utérins car dans le dialecte akan le mot « cousin » n’existe pas ; le cousin utérin a le même rang et les mêmes droits que les frères et sœurs qui lui succèdent.
D’ailleurs, les populations akan disent : « Les morts n’ont pas droit à la parole » ; il n’y a pratiquement pas de testament. On sait que le neveu doit hériter de l’oncle, mais il vient après le frère de son oncle, après le cousin utérin maternel de son oncle.
Comme les morts n’ont pas droit à la parole et que l’on doit assurer la continuité de la famille, son audience dans le pays, on choisit le meilleur des neveux, le meilleur des frères. Si aucun n’a le profil que souhaite la famille pour assurer la pérennité de son prestige, on se réunit autour de la femme la plus âgée mère ou sœur, qui devient dépositaire, et on désigne l’héritier parmi les ayants droit. Le choix a toujours préservé l’intérêt supérieur de la famille, ce n’est pas un problème de personnes.
Compte tenu du nombre élevé des frères, des oncles et des cousins, ce système de transmission du pouvoir et des biens est relativement compliqué. Reconstituer un arbre généalogique n’est certes pas une mince affaire ; c’est pourtant le mode matrilinéaire que, par fidélité à nos ancêtres, nous avons conservé.
Ces ancêtres, en voici le cheminement. A l’aube du XVIIe siècle, l’ancien serviteur de la chefferie des groupes akan, Osei Toutou, s’empara du trône des populations akan, à Koumassi, et devint le premier roi des Achantis. Ses deux neveux, Opokou Waré et Dakon, se livrèrent une guerre fratricide pour la conquête du pouvoir. Dans cette lutte sans merci, Dakon fut tué. C’était, paraît-il, le meilleur des deux. Aujourd’hui encore, son crâne orné de plaques et d’attaches d’or est conservé à Koumassi. Chaque fois que le grand chef de la famille des Achantis monte sur le trône, il pose d’abord le pied sur le crâne de Dakon en disant : « Je suis le chef de tous ceux qui sont passés de l’autre côté. »
Dakon avait une sœur, Abraha Pokou.
Opokou Waré, le vainqueur devenu roi, pressentit un danger : au cas où il viendrait à son tour à disparaître, c’est à une autre famille qu’il reviendrait d’assurer la dynastie. Il proposa donc à Pokou de rester à ses côtés l’assurant que son enfant aurait les mêmes droits que les enfants de sa propre sœur.
Abraha Pokou et les fidèles de Dakon n’entendaient pas, eux, être traités comme des inférieurs par les partisans d’Opokou Waré. Ils choisirent de fuir et prirent la route de l’exode vers l’ouest, vers la Côte-d’Ivoire. C’était en 1667.
Le premier obstacle qu’ils rencontrèrent dans leur marche forcée leurs frères achantis les poursuivaient fut le Comoé, le plus important des fleuves ivoiriens. C’est là que se situe la légende, car il s’agit bien de légende.
De tout temps, les populations akan ont consulté les devins attachés au groupe : au niveau de la région, du village, de la famille. Devant le Comoé bouillonnant d’écume, ces féticheurs affirmèrent que seul le sacrifice d’un enfant permettrait aux fuyards de franchir le fleuve et de trouver le salut sur la rive opposée.
Alors la reine Abraha Pokou prit son unique enfant, Kouacou, l’habilla, le lesta de grosses pépites d’or et le précipita dans le fleuve en sanglotant : Baoulé ! (« L’enfant est mort ! »)
Et ils passèrent. Certains sont allés jusqu’à dire que les fromagers, ces grands arbres de nos savanes, tombèrent de part et d’autre pour leur établir un pont ; d’autres encore pré tendent que des hippopotames, voire des éléphants, s’alignèrent pour leur offrir leur dos. Non, ils sont passés d’un rocher à l’autre, et c’est peut-être ce qui les a sauvés, car, une fois installés sur l’autre rive, ils occupaient une position stratégique de premier ordre.
On n’a jamais pu savoir combien au juste étaient les partisans d’Abraha Pokou. Peut- être mille, trois mille au plus. Pas davantage, car ils n’auraient jamais trouvé de nourriture dans ce pays inconnu. Leurs poursuivants, bien que plus nombreux, ne pouvaient traverser le fleuve que par groupe de cinq ou dix, sautant de pierre en pierre. Ils auraient été immanquablement massacrés, et leurs féticheurs ont dû leur dire : « N’approchons pas davantage, nous allons à une mort certaine. »
Ainsi Pokou et les siens purent ils, du Comoé, gagner le deuxième fleuve ivoirien, le Bandama. Il y eut ensuite des vagues successives, car tous les partisans de Dakon n’avaient pu venir en même temps. Une fraction est même partie vers l’est, et l’on trouve aujourd’hui au cœur de Lomé, capitale du Togo, cent cinquante mille individus qui parlent le même dialecte et ont les mêmes coutumes que nous. Il existe une seule différence : un décalage pour les enfants nés tel ou tel jour. Quand nous sommes au dimanche, ils sont au samedi.
Ces gens sont les Tchokossis. Pour ma part, je pense que ce nom est sans doute celui que nous portions lors de notre départ du Ghana. Certains historiens ont dit que les Tchokossis avaient suivi les Baoulés à l’ouest avant de refluer vers l’est. Mais comme le nom de notre groupe, baoulé, est un hommage au sacrifice consenti par la reine Pokou, ils auraient conservé ce nom. Il est plus logique de penser qu’ils sont partis directement vers le logo avec leur nom originel, Tchokossi, qui est probablement le nôtre.
FÉLIX HOUPHOUËT – BOIGNY : Mes premiers combats – Patrice VAUTIER : Chapitre 1– NEI – pp. 13-20