FÉLIX HOUPHOUËT – BOIGNY « Mes premiers combats » (6 ème PARTIE)

L’ECLOSION DU LEADERSHIP « HOUPHOUET »

Devant la fermeté de notre position, le gouverneur nous donna l’autorisation de voyager en troisième, c’est-à-dire de rentrer dans nos droits.

Ce n’était pas fini. A Dakar, nous fûmes convoqués chez le directeur de l’école, le professeur Nogue.

      « De quoi s’agit-il ? Votre comportement a choqué le gouverneur de Bingerville, vous lui avez expédié un télégramme au mépris des règles élémentaires de la politesse que l’on doit à un chef hiérarchique aussi important qu’un gouverneur des colonies. Qui a rédigé ce télégramme ? »

Je m’avance :

« C’est moi.

— Encore lui !

— Monsieur le professeur, nous ne bénéficions pas de la franchise postale. S’il s’était agi d’une simple lettre, j’aurais écrit de ma plus belle plume : « Monsieur le gouverneur, nous avons l’honneur de solliciter de votre haute bienveillance…”, et j’aurais terminé par “Daignez recevoir… », mais il fallait payer, les mots n’ont pas de fortune. Je n’ai pas cru devoir m’embarrasser de formules de politesse parce que nous n’avons pas la franchise postale. »

Nogue réfléchit :

     « Oui, je comprends. Je vais écrire au gouverneur et l’informer que je vous ai puni d’un mois de privation de sorties, mais n’allez pas lui dire que ce n’est pas vrai ! Vous n’avez commis aucune faute, mais je suis obligé de lui annoncer une sanction. »

          Un troisième incident se produisit au cours de ma première année à l’école de médecine. Un matin, j’appris que l’un de nos condisciples, Kanté, un métis malien, avait été jeté en prison pour une faute dont nous ignorions tout. Je rédigeai aussitôt une circulaire exposant que nous ne pouvions pas laisser jeter en prison, sans explication, un jeune qui poursuivait ses études, qui n’était pas majeur et dont on ignorait les griefs qui lui étaient reprochés. Puis je demandai à chaque élève de verser cinq francs de cotisation pour me permettre d’aller consulter un avocat.

      Je me présentai chez maître Carpeau. Métis, il avait été le député du Sénégal battu quelques années plus tôt, en 1913, par Blaise Diagne, le premier député noir envoyé à l’Assemblée nationale française. Les premiers députés du Sénégal étaient des Français blancs ; ils ont été remplacés par des métis dont le dernier était Carpeau. Et c’est Diagne, premier Noir, qui remplaça Carpeau.

      J’exposai donc à Carpeau ce qui m’amenait vers lui.  Il me posa   cette question : « Houphouët et Kanté, ce ne sont pas les mêmes noms, s’agit-il de votre frère ? » Je lui expliquai que nous étions de la même promotion à l’école de médecine, que moi, j’étais de Côte d’Ivoire et que lui, Kanté, était un métis du Mali.

     Carpeau leva les bras au ciel : « Seigneur Dieu, quelle leçon ! Moi, le docteur en droit, si je suis remplacé à l’Assemblée par Blaise Diagne, qui est licencié de la faculté d’Aix-en- Provence, c’est uniquement parce que je suis métis et que les électeurs les plus nombreux, les Noirs, votent contre moi. Et c’est vous qui me donnez la leçon, vous, Noir, qui n’êtes pas du même pays que lui, métis, qui venez me demander   d’être   son   défenseur… Repartez avec votre argent, jeune homme, je vais faire tout mon possible pour obtenir sa libération. »

Le lendemain, j’étais convoqué au cabinet de maître Carpeau. Kanté était présent. « Il est libre, rejoignez avec lui votre école. »

       Et j’ai remboursé leur argent à tous mes camarades.

     En 1919, le poste civil de Yamoussoukro fut supprimé.  Son dernier responsable avait pour nom Éclache, et il me connaissait fort bien. À quelque temps de là, il devint directeur de cabinet du gouverneur du Territoire. Chaque année, tous les gouverneurs de l’Afrique occidentale française se réunissaient à Dakar pour débattre des questions budgétaires. En 1925, année où je terminai mes études de médecine, Eclache vint à Dakar accompagner Lapalude, le   gouverneur de Côte d’Ivoire. Sachant que je suivais les cours de médecine, il se rendit à l’école pour dire à notre directeur, Nogue : « Je voudrais voir le jeune étudiant Félix Houphouët. Il vient de sortir major. Il a toujours été le premier », répondit Nogue.

Eclache reprit :

         « Nous l’attendons pour lui confier la responsabilité du canton des Akué, à Yamoussoukro, responsabilité restée vacante depuis la mort de son oncle Kouasi N’go. »

Nogue était surpris : il ignorait totalement que j’étais l’héritier d’un chef et s’interrogeait aussi sur le fait que je n’avais touché mot de ma situation à personne, à lui-même comme à mes condisciples.  Après le départ d’Éclache, il me convoqua :

« Pourquoi ne m’avez-vous   jamais   fait savoir qui vous étiez et quel était votre rang ?

Monsieur le directeur, mes camarades ne doivent pas connaître ma véritable identité. Je la leur ai cachée parce que, en leur compagnie, j’ai beaucoup appris : régulièrement, ils   recevaient   des   lettres   de   leurs parents qui leur décrivaient le comportement injuste, maladroit, souvent honteux, des chefs traditionnels.  Ils me faisaient connaître la situation dans laquelle se trouvaient leurs familles dans tel ou tel territoire de l’AOF, familles maltraitées par les colons avec la complicité des chefs de canton et des chefs de province. Moi, futur chef, je ne disais rien, mais j’ai beaucoup appris. Si, un jour, je reprends chez moi la responsabilité de la chefferie akoué, jamais je ne me comporterai comme ces gens-là. »

Nogue me regarda pensivement avant de lâcher : « Je comprends votre attitude. »

        Vint le jour où l’Administration coloniale me demanda de prendre la succession de mon oncle Kouasi N’go à la direction du canton akoué de Yamoussoukro. J’avais vingt ans. Je choisis de me désister en faveur de mon frère Augustin, âgé de dix-huit ans.

J’avais proposé à mon cadet de faire ses études en France, directement, sans passer par Gorée ou Dakar. Voici quelle avait été sa réponse :

      « Tu as appris pour nous deux. Il faut vivre avec son temps. Les richesses que nous avons héritées des Anciens, ce sont les plaques d’or, la poudre, les pépites desquelles la tradition nous interdit de retrancher, de vendre un seul gramme. Elle nous fait obligation soit   de   conserver   religieusement ce patrimoine, comme une relique, soit de le faire fructifier sans en céder une once.

      « Aujourd’hui, l’or qui sécrète la richesse à profusion, c’est le cacao, c’est le café. Je vais créer des plantations chez nous, à Yamoussoukro.  Toi qui as appris pour nous deux, tu exerceras ton métier de médecin. »

       Augustin sut me parler fermement, avec résolution. Sa sagesse et sa conviction m’amenèrent à me désister en sa faveur.  C’était la première fois que l’on voyait un chef abandonner à son cadet un pouvoir dont il était dépositaire à vie.

FÉLIX HOUPHOUËT – BOIGNY : Mes premiers combats – Patrice VAUTIER : Chapitre 1– NEI – pp. 52-57

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