La première plantation de café créée na mon frère le fut en septembre 1925 à Yamoussoukro. Un mois plus tard, le 26 octobre, jours après mon vingtième anniversaire, j’entamai ma carrière de médecin à l’hôpital Central d’Abidjan. Chef de service : le médecin colonel Bouffard, un homme bon, averti des multiples complexités de sa tâche. Son adjoint avait pour nom Henry, médecin-résident. Peu après ses études accomplies en France, il avait abandonné la médecine pour suivre une cantatrice. Celle-ci, au bout de huit à dix ans, connut une extinction de voix qui mit fin à sa carrière mais fut sans doute profitable à ses auditeurs !
Henry revint alors à la médecine — mais il avait tout oublié, et la mémoire, elle, ne lui revint pas. Est-ce pour cela qu’il me détestait cordialement alors que son chef, le médecin- colonel Bouffard, me témoignait une réelle amitié ?
A l’hôpital d’Abidjan, j’avais créé une école d’infirmières ainsi qu’une association : celle des infirmières, des aides médecins et des médecins auxiliaires africains, comme moi. Cette initiative avait profondément déplu à Henry, qui la trouvait quasi révolutionnaire.
Le colonel Bouffard parti en congé, Henry, fort du pouvoir que lui donnait l’intérim, s’empressa de m’expédier pour trois ans à Guiglo, poste militaire situé à cinq cents kilomètres à l’ouest d’Abidjan. C’était en 1927.
La situation, à Guiglo, était particulièrement mauvaise, mais je n’ai pas à juger des services que j’ai pu y rendre. Toujours est-il que Bouffard, de retour à Abidjan, vint faire une visite d’inspection à Guiglo. Henry, naturellement, m’avait chargé de rapports et de notes détestables ce qui lui valut quelque temps plus tard d’être renvoyé dans ses foyers.
L’Administration m’avait remis 2 500 francs pour construire mon logement. 2 500 francs ! Mon frère Augustin et mes sœurs m’aidèrent à réunir une somme qui permit d’édifier la plus belle habitation de ce poste militaire. La visite de Bouffard entraîna un premier témoignage de satisfaction officielle, un rapport très élogieux. Cela provoqua ma nomination, en 1929, à Abengourou, dans l’Est, poste réservé aux médecins européens, car la ville, capitale de l’indénie, était le premier centre producteur de cacao et de café.
Là non plus, la situation n’était guère brillante : paludisme, filariose, tuberculose, alcoolisme. Les bouteilles de gin vendues par les établissements coloniaux faisaient des ravages. Je rédigeai immédiatement un rapport à l’attention de mon chef de service docteur Fleury. Ce rapport, intercepté parvint au quatrième bureau puis de là à la chambre de commerce, fief des colons.
Ma conclusion était lapidaire : « Compte tenu du nombre de bouteilles de gin consommées, on peut considérer la région d’Abengourou comme un vaste cabaret. Je crains qu’elle ne devienne rapidement un vaste cimetière. »
Indignation chez les Européens : je les accusais pratiquement de génocide. Je fus convoqué chez le gouverneur, lequel m’envoya chez Fleury en lui demandant de m’infliger un blâme et en lui précisant que les commerçants avaient réduit les importations des grandes bouteilles de gin ; les gens n’en consommaient plus que des petites…
Fleury me dévisagea :
« Que se passe-t-il ?
Lors des cérémonies, naissances, mariages, funérailles, ils boivent ce poison au goulot, à pleines gorgées, ils tombent, victimes d’hypertension, meurent d’arrêt cardiaque. Il est impossible d’assister avec indifférence à une telle destruction. J’ai fait mon devoir de médecin en alertant mon chef de service, lui aussi médecin. Et quand on me dit que l’on n’importe plus que des demi-bouteilles, cela signifie quoi ? Qu’au lieu d’avaler une grande bouteille, les gens en engloutissent deux petites ! Je ne crois pas avoir mal agi. »
Fleury se leva, vint vers moi, me donna l’accolade. « Non, vous n’avez pas mal agi. Continuez, je ne vous blâmerai pas. Persistez dans cette voie, dénoncez ces crimes. » Et à la chambre de commerce, pour un temps, on eut le caquet rabattu.
Je dis : « Pour un temps. » Bien vite, j’allais en effet à nouveau croiser le fer contre les commerçants européens à propos du cacao. L’affaire était simple : les prix d’achat aux planteurs étaient fixés par la chambre de commerce d’Abidjan. Or les commerçants français sur place étaient planteurs, comme les Africains à qui ils achetaient leurs produits à vil prix pour les revendre cinq ou six fois plus cher !
Médecin de vingt-sept ans, je n’étais pas cultivateur mon frère Augustin, lui, l’était à Yamoussoukro, mais cette discrimination honteuse me scandalisait.
FÉLIX HOUPHOUËT – BOIGNY : Mes premiers combats – Patrice VAUTIER : Chapitre 1– NEI – pp. 58-61
LES PREMIERES REVENDICATIONS DE DJAA
La première plantation de café créée na mon frère le fut en septembre 1925 à Yamoussoukro. Un mois plus tard, le 26 octobre, jours après mon vingtième anniversaire, j’entamai ma carrière de médecin à l’hôpital Central d’Abidjan. Chef de service : le médecin colonel Bouffard, un homme bon, averti des multiples complexités de sa tâche. Son adjoint avait pour nom Henry, médecin-résident. Peu après ses études accomplies en France, il avait abandonné la médecine pour suivre une cantatrice. Celle-ci, au bout de huit à dix ans, connut une extinction de voix qui mit fin à sa carrière mais fut sans doute profitable à ses auditeurs !
Henry revint alors à la médecine — mais il avait tout oublié, et la mémoire, elle, ne lui revint pas. Est-ce pour cela qu’il me détestait cordialement alors que son chef, le médecin- colonel Bouffard, me témoignait une réelle amitié ?
A l’hôpital d’Abidjan, j’avais créé une école d’infirmières ainsi qu’une association : celle des infirmières, des aides médecins et des médecins auxiliaires africains, comme moi. Cette initiative avait profondément déplu à Henry, qui la trouvait quasi révolutionnaire.
Le colonel Bouffard parti en congé, Henry, fort du pouvoir que lui donnait l’intérim, s’empressa de m’expédier pour trois ans à Guiglo, poste militaire situé à cinq cents kilomètres à l’ouest d’Abidjan. C’était en 1927.
La situation, à Guiglo, était particulièrement mauvaise, mais je n’ai pas à juger des services que j’ai pu y rendre. Toujours est-il que Bouffard, de retour à Abidjan, vint faire une visite d’inspection à Guiglo. Henry, naturellement, m’avait chargé de rapports et de notes détestables ce qui lui valut quelque temps plus tard d’être renvoyé dans ses foyers.
L’Administration m’avait remis 2 500 francs pour construire mon logement. 2 500 francs ! Mon frère Augustin et mes sœurs m’aidèrent à réunir une somme qui permit d’édifier la plus belle habitation de ce poste militaire. La visite de Bouffard entraîna un premier témoignage de satisfaction officielle, un rapport très élogieux. Cela provoqua ma nomination, en 1929, à Abengourou, dans l’Est, poste réservé aux médecins européens, car la ville, capitale de l’indénie, était le premier centre producteur de cacao et de café.
Là non plus, la situation n’était guère brillante : paludisme, filariose, tuberculose, alcoolisme. Les bouteilles de gin vendues par les établissements coloniaux faisaient des ravages. Je rédigeai immédiatement un rapport à l’attention de mon chef de service docteur Fleury. Ce rapport, intercepté parvint au quatrième bureau puis de là à la chambre de commerce, fief des colons.
Ma conclusion était lapidaire : « Compte tenu du nombre de bouteilles de gin consommées, on peut considérer la région d’Abengourou comme un vaste cabaret. Je crains qu’elle ne devienne rapidement un vaste cimetière. »
Indignation chez les Européens : je les accusais pratiquement de génocide. Je fus convoqué chez le gouverneur, lequel m’envoya chez Fleury en lui demandant de m’infliger un blâme et en lui précisant que les commerçants avaient réduit les importations des grandes bouteilles de gin ; les gens n’en consommaient plus que des petites…
Fleury me dévisagea :
« Que se passe-t-il ?
Fleury se leva, vint vers moi, me donna l’accolade. « Non, vous n’avez pas mal agi. Continuez, je ne vous blâmerai pas. Persistez dans cette voie, dénoncez ces crimes. » Et à la chambre de commerce, pour un temps, on eut le caquet rabattu.
Je dis : « Pour un temps. » Bien vite, j’allais en effet à nouveau croiser le fer contre les commerçants européens à propos du cacao. L’affaire était simple : les prix d’achat aux planteurs étaient fixés par la chambre de commerce d’Abidjan. Or les commerçants français sur place étaient planteurs, comme les Africains à qui ils achetaient leurs produits à vil prix pour les revendre cinq ou six fois plus cher !
Médecin de vingt-sept ans, je n’étais pas cultivateur mon frère Augustin, lui, l’était à Yamoussoukro, mais cette discrimination honteuse me scandalisait.
FÉLIX HOUPHOUËT – BOIGNY : Mes premiers combats – Patrice VAUTIER : Chapitre 1– NEI – pp. 58-61