La reine Pokou avait organisé son peuple en huit tribus, les quatre premières ayant le pas sur les quatre autres, et chaque tribu comportant des sous-tribus.
Les quatre premières tribus sont : les Warebos de Sakassou, les N’Zikplis, les Faafouëts, les Sahs. Par ordre de préséance, les Warebos viennent en tête parce qu’ils sont de Sakassou. Cette ville située à quarante kilomètres de Bouaké est la capitale historique des Baoulés ; c’est là qu’est enterrée Akoua Boni, la fille qu’Abraha Pokou eut ici après le sacrifice de son premier enfant. C’est d’ailleurs Akoua Boni qui succéda à la reine Pokou.
Les N’Zikplis et les Faafouëts se disputant la deuxième place, on les a mis à égalité. Les Sahs viennent au quatrième rang.
Citons maintenant les quatre autres tribus : les N’Gbans, les Agbas, les Atutus, les Nanaphouëts.
Pour ma part, j’appartiens à la tribu des Akoués, qui est une sous-tribu des Faafouëts (les Faafouëts du Centre).
Les Baoulés se sont progressivement implantés en Côte d’Ivoire. Le premier qui s’installait sur une terre en devenait le chef ; il faisait construire un village dont il était le roi. Les suivants s’arrêtaient à proximité, et ainsi de suite.
La première femme de ma famille, Alia Kassa Adjua, arrivée avec la seconde vague, quitta Sanwekro (Factuelle ville de Seman) pour s’installer à quatre kilomètres de là, à Kami, dont elle épousa le roi.
Sa dernière fille, Kokoblé, était une princesse extrêmement belle à qui les soupirants ne faisaient pas défaut : cependant, elle les refusait tous. Comme la coutume akan veut qu’une jeune fille choisisse librement son époux, force fut d’attendre. Un jour arriva à Kami un étranger accompagné de ses serviteurs et de son jeune frère. Curieusement, il venait lui aussi de Sanwekro. D’après la description qu’on en a faite, il était grand, fort, muni d’arcades sourcilières à la Brejnev, pas très beau mais supérieurement intelligent. Cet homme, c’était Boigny N’dri (N’dri : « quatrième enfant »), fils de Boigny.
À ceux qui l’accueillaient, dans la cour royale de Kami, il tint ce langage : « Je viens de l’autre côté ; à cause de nos richesses, j’ai perdu tous mes frères, hormis le jeune qui est ici ; j’ai perdu toutes mes sœurs, tous mes neveux, et je suis venu ici pour créer une autre famille avec une princesse, car je suis prince »
Quant elle le vit, notre aïeule Kokoblé déclara : « Voici l’homme que j’attendais. » Sa famille s’émut : « Tu as refusé tous les princes qui ont demandé ta main, un étranger arrive, et tu dis : “C’est l’homme que j’attendais” ? »Kokoblé tint bon, et le mariage eut lieu. Cela se passa aux alentours de 1700.
Peu après la cérémonie, Boigny N’dri demanda à sa belle-mère de réunir toute la famille pour expliquer : « Il est très difficile de vivre avec ses beaux-parents dans la même maison, dans le même village. Je voudrais, non loin d’ici, une place où m’installer en toute indépendance. »
On lui indiqua, à sept kilomètres à vol d’oiseau, un bois dans lequel repose encore sa dépouille. Là, Boigny et Kokoblé eurent cinq enfants, quatre garçons et une fille. C’est de leur père, non de leur mère, qu’ils reçurent leur nom. Le premier garçon fut appelé Kouasi Oungro(Kouasi : « né le lundi », Oungro : « l’aîné »), mais les Baoulés ont déformé ce prénom en Kouasi N’go. Le village fut baptisé Kouasi N’go-Kro(Kro : « village »). Par suite d’une erreur sur laquelle je reviendrai, Kouasi N’Go-Kro devait devenir, en 1904, Yamoussoukro…
Le deuxième garçon fut nommé Nongan le troisième Yablé, le quatrième reçut le nom du père, Boigny, et la fille unique celui de la mère de Kokoblé, Adjua II.
Je voudrais revenir sur trois personnages essentiels : Boigny N’dri et deux de ses enfants, Boigny et Adjua II. Boigny N’dri, je l’ai rapporté, était connu pour sa grande intelligence. Comme sa famille ne comptait qu’une fille unique, Adjua II, il réunit tous les siens pour leur dire :
« Nous sommes des étrangers, arrivés d’un village qui est à sept kilomètres de celui d’où vient votre mère. Là-bas, à Sanwekro, ils sont tous très puissants. Nous, nous avons notre campement, nous nous développons, mais nous sommes seuls. Si j’avais eu des sœurs, je les aurais mariées avec plusieurs chefs de famille pour constituer des alliés. Mais je n’en ai pas, je n’ai qu’une fille. Alors je lui demande, et vous, mes garçons, demandez- le-lui aussi, de se marier avec deux ou trois chefs. »
Ainsi Adjua II épousa-t-elle d’abord le chef de Morofé dont elle eut deux filles, Yaa n’so et Akamouin, et deux garçons, Alani et Yao ; puis ce fut le chef d’Affrenou qui lui donna Adjo et Aou KacouBrou — cette même Brou qui devait donner naissance à ma propre mère, N’dri Kan.
Ainsi, sans sœur et avec une seule fille, Boigny N’dri réussit-il, par le seul jeu des alliances, à asseoir l’autorité de la famille.
Un autre exemple du discernement et du sens psychologique de cet homme m’a beaucoup frappé. Il était d’usage, dans une famille baoulé, d’exposer chaque lundi, sur des peaux de mouton, tous les biens en or qui lui appartenaient. On disait : un tel a laissé ceci, un tel cela, de façon à nommer et à louer ceux qui avaient le plus contribué à la prospérité de la communauté.
Boigny N’dri déclara un jour à son épouse Kokoblé :
« Je voudrais que tu ailles voir les biens de ta famille.
— Pourquoi ?
— Nous sommes venus ici et nous nous sommes installés grâce à l’aide de ta famille maternelle. Nous sommes devenus propriétaires, mais les liens ne se sont pas coupés avec la famille de ta mère. Or on hérite du côté de la mère, pas celui du père. Va donc voir les biens de ta famille, je t’expliquerai ensuite les raisons pour lesquelles je te l’ai demandé. »
Kokoblé s’en va présenter cette requête à sa mère, Adjua Ire, qui ne pouvait rien refuser à sa fille.
Dans la nuit du dimanche au lundi, Boigny N’dri et ses serviteurs accompagnent Adjua et Kokoblé jusqu’à Kami, distant de sept kilomètres, puis rejoignent Kouasi N’go-Kro. Au petit matin, Kokoblé creuse un trou dans le mur de pisé derrière lequel mère et fille sont dissimulées, de façon à bénéficier d’une vue discrète sur la cour.
Quelques heures plus tard sont étalées sur les peaux de mouton jetées sur les sièges la poudre d’or, les pépites, les collections de bijoux.
« Voilà le bien de Kouasi N’go, celui de Nongan, celui de Yablé, celui du jeune Boigny… » Après quoi l’on procède au sacrifice rituel d’un mouton, puis le pécule de chacun est enfermé dans un sac de peau, les quatre sacs disposés dans un grand panier, et le panier transporté dans la maison. Cette maison n’était pas fermée, le panier n’était pas gardé : chez les baoulés, l’or est sacré, et nul n’en a jamais volé. Aujourd’hui encore, dans les anciens villages, on respecte cette coutume.
Kokoblé et sa mère Adjua ne pouvaient s’esquiver de jour sous peine d’être démasquées. Elles attendirent donc jusqu’à 22 heures que Boigny N’dri et ses serviteurs reviennent les chercher pour les conduire à Kouasi N’go-Kro.
Là, Boigny N’dri questionna Kokoblé :
« As-tu vu les biens de ta famille ?
— Oui, ils sont tous exposés, et j’ai tout vu.
— Lorsque je suis venu de l’autre côté, j’ai dit : “On a tué tous les miens, mes frères, mes sœurs, mes cousins, mes cousines.” Et j’ai fui le village parce que, dans les groupes akan, il n’y a pas de mort naturelle. Même si tu meurs à cent cinquante ans, on dit qu’on t’a tué… Donc, je suis venu ici avec les biens de ma famille, que nous avons enterrés dès notre arrivée.
« Aujourd’hui que nos enfants sont grands, je vais te montrer ce que nous avons apporté. Si les richesses de ta famille dépassent les nôtres, il faut qu’après ma mort tes enfants regagnent ton village pour hériter de biens supérieurs aux miens. Si les richesses sont d’égale valeur, je te conseillerai de rester ici parce que, comme tu es la dernière fille, tes enfants n’hériteront qu’après les enfants de tes aînés qui sont restés de l’autre côté. Et si mes richesses dépassent les vôtres, n’hésite pas à rompre, non dans les sentiments, mais dans les traditions : tu resteras ici avec nos enfants, et pour la première fois, au lieu d’hériter d’une mère ou d’un oncle, vous hériterez de moi, dont la famille a été détruite et qui en ai reconstitué une nouvelle avec toi et tes enfants. »
Avec ses esclaves, Boigny N’dri est allé déterrer les biens enfouis depuis quarante ans non loin du village. Et Kokoblé, les contemplant, a dit : « J’ai bien fait de te choisir, ta fortune dépasse celle de ma famille à Kami. »Boigny N’dri répondit : « C’est à toi. »
Si j’ai un jour demandé que l’on abandonnât le système matrilinéaire, c’est parce qu’à l’origine nous n’avons pas hérité d’une mère, mais d’un homme qui venait de l’autre côté du fleuve. Son intelligence, sa diplomatie m’ont beaucoup marqué dans ma vie.
Je terminerai sur Boigny N’dri en précisant qu’après avoir épousé Kokoblé, de la tribu des Nanaphouëts, il prit pour femme la princesse d’une autre tribu dont il n’eut qu’une fille, Akouassi-Pri.
On a donné son nom à un village, Akouassi Pri-Kro, que l’on appelle aujourd’hui Atiégouakro et qui est situé à dix-neuf kilomètres de Yamoussoukro.
Boigny, fils de Boigny N’dri, a assuré la prospérité et la fortune de notre famille par son travail. Paysan, il échangeait ses produits vivriers contre l’or récolté par les orpailleurs installés de l’autre côté du fleuve. C’est lui qui a donné le tam-tam qui nous est propre et dont on joue encore de nos jours cette phrase : Persévère dans ce que tu entreprends. C’est le signe distinctif de notre famille, per sonne d’autre ne peut jouer cela sur un tam-tam. Ce tam-tam est à Yamoussoukro, et ceux qui en jouent aujourd’hui sont les serviteurs descendants des serviteurs qui en jouaient il y a deux siècles.
FÉLIX HOUPHOUËT – BOIGNY : Mes premiers combats – Patrice VAUTIER : Chapitre 1– NEI – pp. 20-29
LA LIGNEE DES « BOIGNY »
La reine Pokou avait organisé son peuple en huit tribus, les quatre premières ayant le pas sur les quatre autres, et chaque tribu comportant des sous-tribus.
Les quatre premières tribus sont : les Warebos de Sakassou, les N’Zikplis, les Faafouëts, les Sahs. Par ordre de préséance, les Warebos viennent en tête parce qu’ils sont de Sakassou. Cette ville située à quarante kilomètres de Bouaké est la capitale historique des Baoulés ; c’est là qu’est enterrée Akoua Boni, la fille qu’Abraha Pokou eut ici après le sacrifice de son premier enfant. C’est d’ailleurs Akoua Boni qui succéda à la reine Pokou.
Les N’Zikplis et les Faafouëts se disputant la deuxième place, on les a mis à égalité. Les Sahs viennent au quatrième rang.
Citons maintenant les quatre autres tribus : les N’Gbans, les Agbas, les Atutus, les Nanaphouëts.
Pour ma part, j’appartiens à la tribu des Akoués, qui est une sous-tribu des Faafouëts (les Faafouëts du Centre).
Les Baoulés se sont progressivement implantés en Côte d’Ivoire. Le premier qui s’installait sur une terre en devenait le chef ; il faisait construire un village dont il était le roi. Les suivants s’arrêtaient à proximité, et ainsi de suite.
La première femme de ma famille, Alia Kassa Adjua, arrivée avec la seconde vague, quitta Sanwekro (Factuelle ville de Seman) pour s’installer à quatre kilomètres de là, à Kami, dont elle épousa le roi.
Sa dernière fille, Kokoblé, était une princesse extrêmement belle à qui les soupirants ne faisaient pas défaut : cependant, elle les refusait tous. Comme la coutume akan veut qu’une jeune fille choisisse librement son époux, force fut d’attendre. Un jour arriva à Kami un étranger accompagné de ses serviteurs et de son jeune frère. Curieusement, il venait lui aussi de Sanwekro. D’après la description qu’on en a faite, il était grand, fort, muni d’arcades sourcilières à la Brejnev, pas très beau mais supérieurement intelligent. Cet homme, c’était Boigny N’dri (N’dri : « quatrième enfant »), fils de Boigny.
À ceux qui l’accueillaient, dans la cour royale de Kami, il tint ce langage : « Je viens de l’autre côté ; à cause de nos richesses, j’ai perdu tous mes frères, hormis le jeune qui est ici ; j’ai perdu toutes mes sœurs, tous mes neveux, et je suis venu ici pour créer une autre famille avec une princesse, car je suis prince »
Quant elle le vit, notre aïeule Kokoblé déclara : « Voici l’homme que j’attendais. » Sa famille s’émut : « Tu as refusé tous les princes qui ont demandé ta main, un étranger arrive, et tu dis : “C’est l’homme que j’attendais” ? » Kokoblé tint bon, et le mariage eut lieu. Cela se passa aux alentours de 1700.
Peu après la cérémonie, Boigny N’dri demanda à sa belle-mère de réunir toute la famille pour expliquer : « Il est très difficile de vivre avec ses beaux-parents dans la même maison, dans le même village. Je voudrais, non loin d’ici, une place où m’installer en toute indépendance. »
On lui indiqua, à sept kilomètres à vol d’oiseau, un bois dans lequel repose encore sa dépouille. Là, Boigny et Kokoblé eurent cinq enfants, quatre garçons et une fille. C’est de leur père, non de leur mère, qu’ils reçurent leur nom. Le premier garçon fut appelé Kouasi Oungro (Kouasi : « né le lundi », Oungro : « l’aîné »), mais les Baoulés ont déformé ce prénom en Kouasi N’go. Le village fut baptisé Kouasi N’go-Kro (Kro : « village »). Par suite d’une erreur sur laquelle je reviendrai, Kouasi N’Go-Kro devait devenir, en 1904, Yamoussoukro…
Le deuxième garçon fut nommé Nongan le troisième Yablé, le quatrième reçut le nom du père, Boigny, et la fille unique celui de la mère de Kokoblé, Adjua II.
Je voudrais revenir sur trois personnages essentiels : Boigny N’dri et deux de ses enfants, Boigny et Adjua II. Boigny N’dri, je l’ai rapporté, était connu pour sa grande intelligence. Comme sa famille ne comptait qu’une fille unique, Adjua II, il réunit tous les siens pour leur dire :
« Nous sommes des étrangers, arrivés d’un village qui est à sept kilomètres de celui d’où vient votre mère. Là-bas, à Sanwekro, ils sont tous très puissants. Nous, nous avons notre campement, nous nous développons, mais nous sommes seuls. Si j’avais eu des sœurs, je les aurais mariées avec plusieurs chefs de famille pour constituer des alliés. Mais je n’en ai pas, je n’ai qu’une fille. Alors je lui demande, et vous, mes garçons, demandez- le-lui aussi, de se marier avec deux ou trois chefs. »
Ainsi Adjua II épousa-t-elle d’abord le chef de Morofé dont elle eut deux filles, Yaa n’so et Akamouin, et deux garçons, Alani et Yao ; puis ce fut le chef d’Affrenou qui lui donna Adjo et Aou Kacou Brou — cette même Brou qui devait donner naissance à ma propre mère, N’dri Kan.
Ainsi, sans sœur et avec une seule fille, Boigny N’dri réussit-il, par le seul jeu des alliances, à asseoir l’autorité de la famille.
Un autre exemple du discernement et du sens psychologique de cet homme m’a beaucoup frappé. Il était d’usage, dans une famille baoulé, d’exposer chaque lundi, sur des peaux de mouton, tous les biens en or qui lui appartenaient. On disait : un tel a laissé ceci, un tel cela, de façon à nommer et à louer ceux qui avaient le plus contribué à la prospérité de la communauté.
Boigny N’dri déclara un jour à son épouse Kokoblé :
« Je voudrais que tu ailles voir les biens de ta famille.
— Pourquoi ?
— Nous sommes venus ici et nous nous sommes installés grâce à l’aide de ta famille maternelle. Nous sommes devenus propriétaires, mais les liens ne se sont pas coupés avec la famille de ta mère. Or on hérite du côté de la mère, pas celui du père. Va donc voir les biens de ta famille, je t’expliquerai ensuite les raisons pour lesquelles je te l’ai demandé. »
Kokoblé s’en va présenter cette requête à sa mère, Adjua Ire, qui ne pouvait rien refuser à sa fille.
Dans la nuit du dimanche au lundi, Boigny N’dri et ses serviteurs accompagnent Adjua et Kokoblé jusqu’à Kami, distant de sept kilomètres, puis rejoignent Kouasi N’go-Kro. Au petit matin, Kokoblé creuse un trou dans le mur de pisé derrière lequel mère et fille sont dissimulées, de façon à bénéficier d’une vue discrète sur la cour.
Quelques heures plus tard sont étalées sur les peaux de mouton jetées sur les sièges la poudre d’or, les pépites, les collections de bijoux.
« Voilà le bien de Kouasi N’go, celui de Nongan, celui de Yablé, celui du jeune Boigny… » Après quoi l’on procède au sacrifice rituel d’un mouton, puis le pécule de chacun est enfermé dans un sac de peau, les quatre sacs disposés dans un grand panier, et le panier transporté dans la maison. Cette maison n’était pas fermée, le panier n’était pas gardé : chez les baoulés, l’or est sacré, et nul n’en a jamais volé. Aujourd’hui encore, dans les anciens villages, on respecte cette coutume.
Kokoblé et sa mère Adjua ne pouvaient s’esquiver de jour sous peine d’être démasquées. Elles attendirent donc jusqu’à 22 heures que Boigny N’dri et ses serviteurs reviennent les chercher pour les conduire à Kouasi N’go-Kro.
Là, Boigny N’dri questionna Kokoblé :
« As-tu vu les biens de ta famille ?
— Oui, ils sont tous exposés, et j’ai tout vu.
— Lorsque je suis venu de l’autre côté, j’ai dit : “On a tué tous les miens, mes frères, mes sœurs, mes cousins, mes cousines.” Et j’ai fui le village parce que, dans les groupes akan, il n’y a pas de mort naturelle. Même si tu meurs à cent cinquante ans, on dit qu’on t’a tué… Donc, je suis venu ici avec les biens de ma famille, que nous avons enterrés dès notre arrivée.
« Aujourd’hui que nos enfants sont grands, je vais te montrer ce que nous avons apporté. Si les richesses de ta famille dépassent les nôtres, il faut qu’après ma mort tes enfants regagnent ton village pour hériter de biens supérieurs aux miens. Si les richesses sont d’égale valeur, je te conseillerai de rester ici parce que, comme tu es la dernière fille, tes enfants n’hériteront qu’après les enfants de tes aînés qui sont restés de l’autre côté. Et si mes richesses dépassent les vôtres, n’hésite pas à rompre, non dans les sentiments, mais dans les traditions : tu resteras ici avec nos enfants, et pour la première fois, au lieu d’hériter d’une mère ou d’un oncle, vous hériterez de moi, dont la famille a été détruite et qui en ai reconstitué une nouvelle avec toi et tes enfants. »
Avec ses esclaves, Boigny N’dri est allé déterrer les biens enfouis depuis quarante ans non loin du village. Et Kokoblé, les contemplant, a dit : « J’ai bien fait de te choisir, ta fortune dépasse celle de ma famille à Kami. » Boigny N’dri répondit : « C’est à toi. »
Si j’ai un jour demandé que l’on abandonnât le système matrilinéaire, c’est parce qu’à l’origine nous n’avons pas hérité d’une mère, mais d’un homme qui venait de l’autre côté du fleuve. Son intelligence, sa diplomatie m’ont beaucoup marqué dans ma vie.
Je terminerai sur Boigny N’dri en précisant qu’après avoir épousé Kokoblé, de la tribu des Nanaphouëts, il prit pour femme la princesse d’une autre tribu dont il n’eut qu’une fille, Akouassi-Pri.
On a donné son nom à un village, Akouassi Pri-Kro, que l’on appelle aujourd’hui Atiégouakro et qui est situé à dix-neuf kilomètres de Yamoussoukro.
Boigny, fils de Boigny N’dri, a assuré la prospérité et la fortune de notre famille par son travail. Paysan, il échangeait ses produits vivriers contre l’or récolté par les orpailleurs installés de l’autre côté du fleuve. C’est lui qui a donné le tam-tam qui nous est propre et dont on joue encore de nos jours cette phrase : Persévère dans ce que tu entreprends. C’est le signe distinctif de notre famille, per sonne d’autre ne peut jouer cela sur un tam-tam. Ce tam-tam est à Yamoussoukro, et ceux qui en jouent aujourd’hui sont les serviteurs descendants des serviteurs qui en jouaient il y a deux siècles.
FÉLIX HOUPHOUËT – BOIGNY : Mes premiers combats – Patrice VAUTIER : Chapitre 1– NEI – pp. 20-29