Je suis né en 1905. Trois ans plus tard naissait mon frère DjaaAugustin, à qui fut donné le nom du fétiche que j’avais refusé. Ainsi, après trois décennies d’une sorte de malédiction, la vie semblait sourire aux héritiers mâles.
L’année de la naissance de mon frère, mon père mourut. Je ne l’ai pas connu. Comme le veut la tradition, ma mère, mon frère et moi étions demeurés à Yamoussoukro, lui à Kimoukro. Dans mon village, on ne prononçait pas le nom de mon père, on nous appelait les fils de N’dri Kan car le père ne compte pas, l’homme ne compte pas. Mon père n’était pas heureux, triste de constater qu’il n’était pas respecté alors qu’il avait engendré deux enfants de sexe masculin, mais il aimait profondément sa femme.
L’année suivante, en 1909, ma grand-tante Yaa n’so, à l’article de la mort, appela à son chevet mon oncle Kouasi N’go, chef du village de Yamoussoukro : « Prépare les funérailles pour deux personnes. Tes funérailles et les miennes, parce que l’enfant qui vient de naître — Augustin — ne grandira pas. Il mourra plus tard, mais toi, tu vas périr dans l’immédiat. »Yaa n’so meurt. Un an plus tard, en 1910, mon oncle Kouasi N’go disparaît. Sans doute satisfaite de s’être vengée en frappant si fort autour de moi qui avais cinq ans, la Camarde remisa sa faux pendant vingt-six ans : ma mère décéda en 1936, mon frère Augustin en 1938.
Et mon fils aîné, Félix, nous quitta en 1941 avait dix ans. J’étais crucifié.
On a toujours dit que mon oncle Kouasi N’go avait été assassiné pour avoir choisi le camp des Français lors de leur pénétration en Côte d’Ivoire. Sa mort releva plus prosaïquement du fait divers, même si les événements politiques lui avaient entrouvert la porte.
Nos populations étaient indignées par l’impôt que réclamaient les Français : 0,50 franc per capita. Elles voulaient se sou lever, faire la guerre, repousser les rançonneurs. Dès 1907, ma grand-tante Yaa n’so avait envoyé Kouasi N’go à Bingerville prendre contact avec les Européens, observer leur mode de vie, étudier leurs intentions. Elle harangua ses frères :
« Je sais que c’est nous qui étions à la tête des combats contre ceux que nous avons repoussés de l’autre côté du fleuve. Il ne s’agit plus de bravoure, il s’agit de technicité et de paix. Nous ne pouvons charger nos fusils qu’en saison sèche : quand il pleut, la poudre est mouillée et alors il ne vous reste qu’à vous coucher. Si vous voulez la guerre, vous serez attaqués pendant la saison des pluies. »
Elle essaya de leur faire comprendre qu’il ne s’agissait pas de perdre sa dignité, mais de tenir compte des réalités. À quoi les Baoulés répliquèrent :
« On ne nous a pas conquis, et on nous réclame un impôt. Seul un vainqueur peut lever l’impôt, et nous sommes libres.
— Ne vous battez pas, rétorque Yaa n’so. Vous êtes les neveux dégénérés du grand Boigny N’dri.
— Mais Boigny s’était mis à la tête du pays pour combattre l’étranger.
— Non, ces gens-là ne nous déclarent pas la guerre. Ils viennent nous aider à nous développer, à nous émanciper, à vivre comme eux dans de bonnes maisons et non sous une paillote. Ils vont construire des écoles pour nous former, tracer des routes sur nos sentiers… »
Puis elle partit pour Bonzi, le poste militaire situé à sept kilomètres de Yamoussoukro, dont le chef était le lieutenant Bouët. 11 avait épousé Yablé, nièce de Yaa n’so.
J’ai déjà parlé du camp de Toumodi, dont l’administrateur était Simon. Avec ce dernier, mon oncle Kouasi N’go se rendit à Djamlabo convaincre les villageois que l’impôt de 0,50 franc était légitime. Le chef, Ahouno, commença d’insulter Simon. Un des gardes de l’administrateur le gifla dans la seconde suivante, il était décapité par un serviteur d’Ahouno. Kouasi N’go fit face, interdisant que l’on touchât à un cheveu de l’administrateur. Ils voulurent se replier sur Bonzi, mais les gens de Kami avaient brûlé le poste. Ils purent se réfugier à Yamoussoukro, bientôt encerclée par des hordes réclamant qu’on leur livrât Simon, le Blanc.
« Dans la famille de Boigny, nous ne trahissons pas », rétorqua Yaa n’so la Grande. On put envoyer un message à Toumodi, et le lendemain la troupe dégageait Yamoussoukro. Mon oncle partit avec les Européens qui lui demandèrent de mener la répression contre les rebelles. « Je ne peux pas, leur répondit-il, ce sont des gens égarés. » Trois mois plus tard, Kami était écrasé. C’était en 1909.
Pendant ces événements, une colonne de soldats français avait été attaquée sur la route de Zambakro par un homme qui lui avait expédié un coup de feu. Arrêté, il fut tué. Son frère, Allangba, crut que c’était mon oncle qui avait ordonné sa mort. Conseillé par les féticheurs, il s’aboucha avec le propre beau-frère de Kouasi N’go, Kouasi N’ba, qui ménagea un trou dans le mur de pisé de la case abritant Kouasi N’go.
Ainsi, au lieu de passer par la porte, Allangba se faufila pour poignarder mou oncle au ventre. Le malheureux devait expirer à douze kilomètres de là. Son meurtrier fut exécuté peu après.
J’avais cinq ans et j’étais désormais le chef de la famille.
Mon fils, Félix, né en 1931 à Abengourou, était un enfant d’une très grande intelligence. Il aurait pu avoir son bac à quinze ans. On eût dit que c’était mon double : un matin, alors qu’il avait sept ans, il vint m’interroger :
« Papa, as-tu rêvé ?
— Oui.
— Il ne faut pas tricher ; écris ton rêve. »
Je me demandai pourquoi il posait cette question, mais je m’exécutai et je rédigeai mon songe. Je lui tendis le papier, il ne le lut pas et sortit une feuille de sa poche en me disant : « C’est le rêve que j’ai fait, lis. »
C’était exactement le même.
Un an plus tard, mon frère’ Augustin est mort. Pour combattre ma tristesse, mon petit garçon venait sur mes genoux et me consolait : « je sais que tu as perdu tonton, mais je suis là, compte sur moi, je le remplacerai auprès de toi. »
Il ne le remplaça pas longtemps. Lorsqu’il allait à l’école à Yamoussoukro, son chien raccompagnait et l’attendait jusqu’à la fin des cours pour revenir avec lui à la maison. A ce chien un cocker, j’avais donné le nom de Yé Yé, « le bien », ce même nom que l’on donnait aux esclaves afin qu’ils nous rappellent : Le petit bien n’est pas du bien, le petit mal est du mal. Depuis que nous n’avions plus d’esclaves, le mot Yé était attribué aux chiens. Ils ne pouvaient pas répondre, mais nous pouvions répondre en nous-mêmes et ne pas oublier : Le petit bien est un petit bien, le petit mal est du mal.
Après Yamoussoukro, mon fils se rendit à Bouaké pour suivre le cycle scolaire secondaire. Il avait dix ans et tomba malade : anévrisme. J’espérais que le médecin de Bouaké pourrait le soigner. Jamais nous n’avions été séparés, et voilà que je dus m’absenter deux semaines. Je lui promis : « Félix, je serai là dans quatorze jours. » J’ignore pourquoi j’ai été retardé d’une journée, mais le quinzième jour au soir, il a dit au médecin qui 1 assistait : « Mais papa devait être là, pourquoi il ne vient pas, viens, papa… », et il a expiré.
À la même heure, ce n’est évidemment qu’une coïncidence, son chien Yé s’est fait écraser par une voiture sur le chemin de l’école de Yamoussoukro.
Aujourd’hui, on opère aisément un anévrisme de l’aorte. A l’époque, c’était inimaginable. Sans doute Félix était il mon double, je l’ai dit. Et Dieu n’a pas voulu…
FÉLIX HOUPHOUËT – BOIGNY : Mes premiers combats – Patrice VAUTIER : Chapitre 1– NEI – pp. 37-43
Le périple des « Boigny »
Je suis né en 1905. Trois ans plus tard naissait mon frère Djaa Augustin, à qui fut donné le nom du fétiche que j’avais refusé. Ainsi, après trois décennies d’une sorte de malédiction, la vie semblait sourire aux héritiers mâles.
L’année de la naissance de mon frère, mon père mourut. Je ne l’ai pas connu. Comme le veut la tradition, ma mère, mon frère et moi étions demeurés à Yamoussoukro, lui à Kimoukro. Dans mon village, on ne prononçait pas le nom de mon père, on nous appelait les fils de N’dri Kan car le père ne compte pas, l’homme ne compte pas. Mon père n’était pas heureux, triste de constater qu’il n’était pas respecté alors qu’il avait engendré deux enfants de sexe masculin, mais il aimait profondément sa femme.
L’année suivante, en 1909, ma grand-tante Yaa n’so, à l’article de la mort, appela à son chevet mon oncle Kouasi N’go, chef du village de Yamoussoukro : « Prépare les funérailles pour deux personnes. Tes funérailles et les miennes, parce que l’enfant qui vient de naître — Augustin — ne grandira pas. Il mourra plus tard, mais toi, tu vas périr dans l’immédiat. » Yaa n’so meurt. Un an plus tard, en 1910, mon oncle Kouasi N’go disparaît. Sans doute satisfaite de s’être vengée en frappant si fort autour de moi qui avais cinq ans, la Camarde remisa sa faux pendant vingt-six ans : ma mère décéda en 1936, mon frère Augustin en 1938.
Et mon fils aîné, Félix, nous quitta en 1941 avait dix ans. J’étais crucifié.
On a toujours dit que mon oncle Kouasi N’go avait été assassiné pour avoir choisi le camp des Français lors de leur pénétration en Côte d’Ivoire. Sa mort releva plus prosaïquement du fait divers, même si les événements politiques lui avaient entrouvert la porte.
Nos populations étaient indignées par l’impôt que réclamaient les Français : 0,50 franc per capita. Elles voulaient se sou lever, faire la guerre, repousser les rançonneurs. Dès 1907, ma grand-tante Yaa n’so avait envoyé Kouasi N’go à Bingerville prendre contact avec les Européens, observer leur mode de vie, étudier leurs intentions. Elle harangua ses frères :
« Je sais que c’est nous qui étions à la tête des combats contre ceux que nous avons repoussés de l’autre côté du fleuve. Il ne s’agit plus de bravoure, il s’agit de technicité et de paix. Nous ne pouvons charger nos fusils qu’en saison sèche : quand il pleut, la poudre est mouillée et alors il ne vous reste qu’à vous coucher. Si vous voulez la guerre, vous serez attaqués pendant la saison des pluies. »
Elle essaya de leur faire comprendre qu’il ne s’agissait pas de perdre sa dignité, mais de tenir compte des réalités. À quoi les Baoulés répliquèrent :
« On ne nous a pas conquis, et on nous réclame un impôt. Seul un vainqueur peut lever l’impôt, et nous sommes libres.
— Ne vous battez pas, rétorque Yaa n’so. Vous êtes les neveux dégénérés du grand Boigny N’dri.
— Mais Boigny s’était mis à la tête du pays pour combattre l’étranger.
— Non, ces gens-là ne nous déclarent pas la guerre. Ils viennent nous aider à nous développer, à nous émanciper, à vivre comme eux dans de bonnes maisons et non sous une paillote. Ils vont construire des écoles pour nous former, tracer des routes sur nos sentiers… »
Puis elle partit pour Bonzi, le poste militaire situé à sept kilomètres de Yamoussoukro, dont le chef était le lieutenant Bouët. 11 avait épousé Yablé, nièce de Yaa n’so.
J’ai déjà parlé du camp de Toumodi, dont l’administrateur était Simon. Avec ce dernier, mon oncle Kouasi N’go se rendit à Djamlabo convaincre les villageois que l’impôt de 0,50 franc était légitime. Le chef, Ahouno, commença d’insulter Simon. Un des gardes de l’administrateur le gifla dans la seconde suivante, il était décapité par un serviteur d’Ahouno. Kouasi N’go fit face, interdisant que l’on touchât à un cheveu de l’administrateur. Ils voulurent se replier sur Bonzi, mais les gens de Kami avaient brûlé le poste. Ils purent se réfugier à Yamoussoukro, bientôt encerclée par des hordes réclamant qu’on leur livrât Simon, le Blanc.
« Dans la famille de Boigny, nous ne trahissons pas », rétorqua Yaa n’so la Grande. On put envoyer un message à Toumodi, et le lendemain la troupe dégageait Yamoussoukro. Mon oncle partit avec les Européens qui lui demandèrent de mener la répression contre les rebelles. « Je ne peux pas, leur répondit-il, ce sont des gens égarés. » Trois mois plus tard, Kami était écrasé. C’était en 1909.
Pendant ces événements, une colonne de soldats français avait été attaquée sur la route de Zambakro par un homme qui lui avait expédié un coup de feu. Arrêté, il fut tué. Son frère, Allangba, crut que c’était mon oncle qui avait ordonné sa mort. Conseillé par les féticheurs, il s’aboucha avec le propre beau-frère de Kouasi N’go, Kouasi N’ba, qui ménagea un trou dans le mur de pisé de la case abritant Kouasi N’go.
Ainsi, au lieu de passer par la porte, Allangba se faufila pour poignarder mou oncle au ventre. Le malheureux devait expirer à douze kilomètres de là. Son meurtrier fut exécuté peu après.
J’avais cinq ans et j’étais désormais le chef de la famille.
Mon fils, Félix, né en 1931 à Abengourou, était un enfant d’une très grande intelligence. Il aurait pu avoir son bac à quinze ans. On eût dit que c’était mon double : un matin, alors qu’il avait sept ans, il vint m’interroger :
« Papa, as-tu rêvé ?
— Oui.
— Il ne faut pas tricher ; écris ton rêve. »
Je me demandai pourquoi il posait cette question, mais je m’exécutai et je rédigeai mon songe. Je lui tendis le papier, il ne le lut pas et sortit une feuille de sa poche en me disant : « C’est le rêve que j’ai fait, lis. »
C’était exactement le même.
Un an plus tard, mon frère’ Augustin est mort. Pour combattre ma tristesse, mon petit garçon venait sur mes genoux et me consolait : « je sais que tu as perdu tonton, mais je suis là, compte sur moi, je le remplacerai auprès de toi. »
Il ne le remplaça pas longtemps. Lorsqu’il allait à l’école à Yamoussoukro, son chien raccompagnait et l’attendait jusqu’à la fin des cours pour revenir avec lui à la maison. A ce chien un cocker, j’avais donné le nom de Yé Yé, « le bien », ce même nom que l’on donnait aux esclaves afin qu’ils nous rappellent : Le petit bien n’est pas du bien, le petit mal est du mal. Depuis que nous n’avions plus d’esclaves, le mot Yé était attribué aux chiens. Ils ne pouvaient pas répondre, mais nous pouvions répondre en nous-mêmes et ne pas oublier : Le petit bien est un petit bien, le petit mal est du mal.
Après Yamoussoukro, mon fils se rendit à Bouaké pour suivre le cycle scolaire secondaire. Il avait dix ans et tomba malade : anévrisme. J’espérais que le médecin de Bouaké pourrait le soigner. Jamais nous n’avions été séparés, et voilà que je dus m’absenter deux semaines. Je lui promis : « Félix, je serai là dans quatorze jours. » J’ignore pourquoi j’ai été retardé d’une journée, mais le quinzième jour au soir, il a dit au médecin qui 1 assistait : « Mais papa devait être là, pourquoi il ne vient pas, viens, papa… », et il a expiré.
À la même heure, ce n’est évidemment qu’une coïncidence, son chien Yé s’est fait écraser par une voiture sur le chemin de l’école de Yamoussoukro.
Aujourd’hui, on opère aisément un anévrisme de l’aorte. A l’époque, c’était inimaginable. Sans doute Félix était il mon double, je l’ai dit. Et Dieu n’a pas voulu…
FÉLIX HOUPHOUËT – BOIGNY : Mes premiers combats – Patrice VAUTIER : Chapitre 1– NEI – pp. 37-43