FÉLIX HOUPHOUËT – BOIGNY « Mes premiers combats »

LE BRILLANT CHEF DJAA HOUPHOUET

Après la mort de mon oncle Kouasi N’go, comme je l’ai expliqué, j’étais à cinq ans le chef de la famille.  À cette époque, aucun chef ou fils de chef akan boualé, agni, abron… — n’allait à l’école : on ne croyait pas à la pérennité de la présence française, aussi ne devait-on point se compromettre en envoyant ses enfants à l’école des Français ; c’était la plupart du temps des neveux et surtout des serviteurs que l’on expédiait à leur place. Cela explique que, jusqu’en 1925, j’aie été le seul neveu de chef à avoir fréquenté les établissements scolaires français.

Heureusement pour moi, tous les serviteurs inscrits à mon nom quittèrent l’école au plus vite. Si un seul d’entre eux était resté, je n’aurais jamais reçu aucun enseignement…

   C’est le lieutenant Bouët, responsable du camp militaire de Bonzi à sept kilomètres de Yamoussoukro, qui mit fin à la supercherie : il avait épousé ma tante Yablé et savait que le véritable héritier de la chefferie akoué c’était moi, Djaa Houphouët.  Force me fut donc d’entrer, en 1914, à l’école primaire de Bonzi. Ce poste devait bientôt être transféré à proximité du poste civil de Yamoussoukro. Le premier chef de poste avait pour nom Gervais.

       En 1915, je fus admis, premier de la région, au groupe scolaire central de Bingerville, alors capitale. L’étape suivante était logiquement l’école normale William-Ponty de Gorée, au Sénégal, creuset de la première élite intellectuelle africaine des colonies françaises.

    Avant de passer l’examen d’admission à cette école normale, il nous fallait subir, dans chaque pays, les épreuves d’un examen blanc. A douze ans, je me présentai à cet examen blanc.  Premier.  Pourtant, on refusait que je passe l’examen de William-Ponty. À cette époque, j’étais petit, maigrelet, presque chétif. « Il ne supportera pas les rigueurs de l’hiver sénégalais », estima le directeur de l’école. A quoi l’un de mes camarades, plus grand que moi et qui, lui, devait partir cette même année à Gorée, répondit : « Mais au Sénégal il n’y a donc pas d’enfants aussi petits que lui ? » Je dois dire que tous mes condisciples m’aimaient beaucoup, car j’étais vraiment petit. Et la grande chance que j’ai eue dans ma vie est que, depuis l’école de Bonzi, je n’ai jamais eu à jalouser qui que ce soit : j’étais devant. Je pouvais être jalousé par les autres, mais, sur les bancs de l’école, je n’ai pas connu la jalousie, et cela sans nul doute m’a rendu grand service.

     A treize ans, me voilà enfin admis à l’école normale de Gorée.  Il existait alors, à Gorée, trois écoles : l’école normale, qui recevait les meilleurs éléments et formait les instituteurs ; l’école Faidherbe, qui formait les commis de l’Administration directe (PTT, etc.) ; et l’école Piney-Laprade, qui formait les manuels : mécaniciens, maçons, ouvriers…

    À l’époque, un règlement stipulait qu’un instituteur n’ayant pas   atteint la majorité, vingt et un ans, percevait la moitié seulement du traitement de ses collègues majeurs. Après trois années d’études, je serais sorti de l’école normale à l’âge de seize ans pour toucher pendant cinq ans la moitié de ce que percevaient mes aînés !

    En 1919, M. Raquin, qui était à l’école normale notre professeur de mathématiques, il paraît que j’étais très fort en mathématiques, fut transféré à l’école de médecine que Le Dantec venait de créer à Dakar. Il avait pour charge d’enseigner les cours du PCN, l’ancêtre du PCB, cette année préparatoire à la première année de médecine.

      M.  Raquin me prit à part et me dit : « Jeune et brillant comme vous l’êtes, on va probablement vous envoyer en France, à Aix- en-Provence, mais à votre retour dans deux ans les choses n’auront pas changé, vous percevrez toujours la moitié du traitement de vos camarades. Venez faire votre médecine. »

    Je passe le PCN, premier. J’ai toujours eu de la chance. Externe, interne. En 1925, j’étais major de l’école de médecine. J’avais vingt ans et j’étais « médecin de statut africain ».

   Les premières frictions légères avec l’Administration française avaient déjà commencé. La première eut lieu en 1919, lorsque de Gorée je rentrai chez moi, à Yamoussoukro, pour un bref congé. L’un de mes amis, Alani David, employé aux douanes, venait d’être affecté à Assinie, en Côte d’Ivoire. Chose rare et luxueuse en ce temps, on venait de construire pour le responsable des douanes des bâtiments en dur, couverts de tuiles. Aussi, lorsque nous débarquons au wharf de Grand- Bassam, mon compagnon m’invite-t-il à l’accompagner jusqu’à Assinie une vingtaine de kilomètres par la plage, pour contempler ses nouveaux quartiers.

      Je laisse mes affaires à Bassam et nous voilà partis. Arrivés au débarcadère de la Tanoé, un fonctionnaire du nom de Sudreau, je n’oublierai jamais ce nom nous apostrophe :

« Qui est Félix Houphouët ?

— C’est moi.

—  J’ai ordre du gouverneur de ne pas te laisser passer la nuit à Assinie, tu dois repartir. »

     En 1919, évidemment, on tutoyait tous les indigènes. Avais-je commis un crime ? On me flanque deux gardes-cercles pour me raccompagner à Bassam, non sans que Sudreau m’ait à nouveau précisé : « C’est par ordre du gouverneur que je te fais retourner. »

     Le lendemain matin, on m’embarque dans une chaloupe et l’on me conduit à Bingerville, où je suis reçu par le gouverneur Antonetti.

Je me présente :

      « Monsieur le gouverneur, je suis Houphouët.

— Que viens-tu faire ici ?

— Votre administrateur, M. Sudreau, m’a demandé de répondre à une convocation émanant de vous. »

       Il me regarde, lève les yeux au ciel. « Ces administrateurs, ils ne comprennent rien. J’ai demandé que l’on interdise aux adultes de sortir de leur village, pour les empêcher d’aller porter le mauvais esprit, la mauvaise parole sénégalaise — aujourd’hui, il aurait dit la subversion —, mais un gosse comme toi peut-il être dangereux ? Tu peux retourner à Assinie. »

    J’ai répondu : « Ah, non ! » Et j’ai rejoint mon village de Yamoussoukro. Ce fut la première passe d’armes, bien légère.

       La deuxième fut plus sérieuse. Nous nous rendions de Côte d’Ivoire au Sénégal en bateau. À Bassam, on nous mettait dans les paniers avec armes et bagages, on nous déposait dans la chaloupe qui nous menait jusqu’au bateau. Là, même transbordement acrobatique.  Nous avions droit au panier. La chaise était réservée aux Européens. Ensuite, c’était un voyage de cinq jours sur le pont, ou dans l’entrepont.  Peu nous importait l’inconfort et les embruns ; l’essentiel à nos yeux était cette chance d’apprendre, d’avoir accès au savoir.

Et puis, à l’école de médecine, miracle ! On nous autorise à voyager en troisième classe ! Sur chacun de nos feuillets de route, le directeur fait inscrire à l’encre rouge cette mention : « Doit voyager en troisième classe. »

Ce fut donc en troisième classe que, lors d’un congé, nous naviguâmes de Dakar à Grand-Bassam. Fin des vacances. Je quittai Yamoussoukro pour Bassam où je retrouvai mes condisciples ivoiriens qui m’annoncèrent : « On nous refuse l’accès aux troisièmes ; il faut reprendre l’entrepont. »

Je leur répondis que je m’opposais, qu’il était inscrit sur chacune de nos cartes : « Doit voyager en troisième classe. »  Nos protestations se heurtèrent à un refus catégorique. Pourtant, en troisième classe, il y avait nos camarades du Bénin, du Togo, qui bénéficiaient de droits identiques aux nôtres, et nous, Ivoiriens, nous allions voyager dans l’entrepont ?

      Je dis alors à mes compagnons : « Cotisons. Je vais envoyer un télégramme au gouverneur. » Ce que je fis, insistant notamment sur le fait que nous devions rentrer pour assurer la relève de nos camarades restés de garde.

FÉLIX HOUPHOUËT – BOIGNY : Mes premiers combats – Patrice VAUTIER : Chapitre 1– NEI – pp. 45-52

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