La construction des villes par le biais des fêtes tournantes n’avait pas délivré le territoire de l’une de ses plus évidentes anomalies, les disparités régionales. Depuis l’époque coloniale, la moitié est de la Côte d’Ivoire avait été l’objet d’un plus grand intérêt, et par conséquent d’une relative mise en valeur, et la moitié nord était, par rapport au sud, ce qu’était l’ouest par rapport à l’est.
Du fleuve Cavally au fleuve Sassandra, le littoral ivoirien était peuplé d’habitants que précédait la réputation d’une extrême férocité. On évoquait d’ailleurs la «Côte des mauvaises gens ». Les premiers Européens, qui abordaient la Côte d’Ivoire par-là, ne manquèrent pas de craindre pour leur peau et préférèrent mouiller l’ancre plus loin. Ils regardèrent avec plus de bienveillance les peuples qui occupaient la partie orientale du littoral. On en distinguait trois.
Du Sassandra au Bandama, on parlait des habitants de la « Côte des dents », ainsi appelés pour leur intérêt au trafic des défenses des éléphants. De là au fleuve Comoé, se trouvaient les Koua-Koua, spécialisés dans le commerce de l’huile et des amandes de palme qu’ils livraient à des bateaux anglais. Venaient enfin les habitants de la Côte d’or, disséminés entre le Comoé et le Cap des Apolloniens, et qui se livraient au commerce de l’or avec les Anglais’.
Ces trois groupes de peuples habitaient une côte dite des Bonnes gens. Ils avaient, comme l’indiquait leur nom, une réputation d’hospitalité et de convivialité. C’était chez eux qu’allaient accoster les premiers Européens, et c’était de là que ceux-ci, de conquête en conquête, allaient essaimer vers l’intérieur et l’ensemble du territoire.
L’est fut donc l’objet d’une certaine mise en valeur. C’est à Elima, dans l’est, qu’avait été ouverte dès 1882, plus de dix ans avant que la Côte d’lvoire ne devienne formellement colonie, la première école du territoire, sur la plantation d’Arthur Verdier. Lorsque l’enseignement s’était résolument implanté en Côte d’Ivoire dans les années 1930, les grands centres scolaires étaient Bingerville, Grand Bassam, Dabou, Abidjan. Et jusque dans la décennie 1970, le grand pôle de concentration des écoles n’était autre que la région délimitée par Abidjan, Daloa, Bouaké et Abengourou, c’est-à-dire la moitié est du pays.
Si la capitale elle-même avait eu à se déplacer trois fois, passant tour à tour de Grand Bassam (1893-1899) à Bingerville (1899-1934) puis de là à Abidjan (1934-1983), on peut voir que ce n’était pas pour déserter la moitié est de la Côte d’Ivoire. L’on avait pourtant envisagé, un temps, de l’implanter à Grand Drewin, à un pas de Sassandra.
Là comme à Abidjan, on se serait éloigné des marais insalubres et fétides qui confrontaient périodiquement Grand Bassam à de virulents accès de fièvre jaune, néfastes à la population. Il aurait été également possible de créer à Drewin, agglomération côtière, un port intérieur, comme l’administration coloniale en avait formé le projet. Mais le site se conformait moins au troisième critère de choix de la nouvelle capitale : il était géographiquement moins bien placé qu’Abidjan pour être la tête de pont d’une ligne de chemin de fer prévue pour traverser la Côte d’Ivoire’. Il dut donc céder le pas à Abidjan, où commencèrent au même moment, en décembre 1903, les travaux du port et du chemin de fer.
Les axes routiers hérités de l’époque coloniale n’étaient guère plus développés à l’ouest qu’à l’est. Les régions à forte concentration humaine étaient aussi celles qui avaient une plus forte densité d’infrastructures routières, celles-ci fussent-elles de simples pistes voire de simples chemins. Le sud-ouest n’était pas connu pour en faire partie, en raison d’une densité de la population relativement faible en pays guéré, krou et bakoué. Ces trois peuples occupaient 11 % du territoire national, mais ne représentaient que 3 % de la population ivoirienne.
Si à l’est, le pays qui court entre le fleuve Comoé et le Ghana est aussi pauvre en populations et par conséquent aussi médiocrement dotée en infrastructures routières, pour autant on ne peut oublier que de nombreuses pistes reliaient les villages entre eux, de Krinjabo à Abengourou, voire à Kong. L’itinéraire qu’elles formaient était la voie que Treich-Laplène avait empruntée par deux fois dès le 19ème siècle, freiner les incursions des Britanniques hors de la Côte d’Or et porter secours au capitaine Louis-Gustave Binger.
Tout cela explique que, du point de vue du développement des régions, l’ouest de la Côte d’Ivoire accuse un retard relatif par rapport à l’est. La situation n’est pas fondamentalement différente entre le nord et les régions côtières. Celles-ci étaient-elles vraiment plus développées ou aussi développées qu’on a tendance à le faire croire ?
En fait, l’appréciation que l’on portait sur le sud se ressentait largement de celle qu’inspirait la spectaculaire croissance d’Abidjan. Il est vrai que cette ville avait longtemps aspiré la quasi-totalité des investissements du pays affectés aux travaux d’équipement et d’infrastructure. La raison en était simple : la grande concentration de l’administration dans la capitale, l’implantation effrénée d’industries nouvelles et la multiplication progressive des services avaient rendu nécessaire un considérable effort de constructions de structures d’accueil et de circulation.
Abidjan avait également tiré son importance de l’interminable afflux, vers cette destination, d’une population ivoirienne et africaine en quête de bien-être social. 125 000 personnes seulement habitaient la ville en 1955. Elles atteignent le million en 1975. La pression qu’elles exercent sur la surface urbanisée est telle qu’Abidjan atteint, avec 55 000 hectares habités en 1990, une superficie cinq fois plus vaste que celle de Paris. Il fallait rationaliser l’expansion de cette mégapole. Le développement global du pays ne pouvait pas plus s’accommoder du contraste qui existait entre Abidjan et le nord que de celui qui opposait l’est à l’ouest. Le relèvement du niveau de croissance des autres régions s’imposait. Là serait l’objectif poursuivi à travers la création d’un port en eau profonde et d’une ville nouvelle dans le pays de San Pedro, dans le sud-ouest de la Côte d’Ivoire.
In LA CONSTRUCTION DE LA CÔTE D’IVOIRE (1960 – 1993) « CHAPITRE 21 : SAN PEDRO, LE PARI DE NOTRE FOI EN L’AVENIR » pp. 429 – 432
PARTIE 1
L’IDEE DE CREATION D’UN PORT
La construction des villes par le biais des fêtes tournantes n’avait pas délivré le territoire de l’une de ses plus évidentes anomalies, les disparités régionales. Depuis l’époque coloniale, la moitié est de la Côte d’Ivoire avait été l’objet d’un plus grand intérêt, et par conséquent d’une relative mise en valeur, et la moitié nord était, par rapport au sud, ce qu’était l’ouest par rapport à l’est.
Du fleuve Cavally au fleuve Sassandra, le littoral ivoirien était peuplé d’habitants que précédait la réputation d’une extrême férocité. On évoquait d’ailleurs la «Côte des mauvaises gens ». Les premiers Européens, qui abordaient la Côte d’Ivoire par-là, ne manquèrent pas de craindre pour leur peau et préférèrent mouiller l’ancre plus loin. Ils regardèrent avec plus de bienveillance les peuples qui occupaient la partie orientale du littoral. On en distinguait trois.
Du Sassandra au Bandama, on parlait des habitants de la « Côte des dents », ainsi appelés pour leur intérêt au trafic des défenses des éléphants. De là au fleuve Comoé, se trouvaient les Koua-Koua, spécialisés dans le commerce de l’huile et des amandes de palme qu’ils livraient à des bateaux anglais. Venaient enfin les habitants de la Côte d’or, disséminés entre le Comoé et le Cap des Apolloniens, et qui se livraient au commerce de l’or avec les Anglais’.
Ces trois groupes de peuples habitaient une côte dite des Bonnes gens. Ils avaient, comme l’indiquait leur nom, une réputation d’hospitalité et de convivialité. C’était chez eux qu’allaient accoster les premiers Européens, et c’était de là que ceux-ci, de conquête en conquête, allaient essaimer vers l’intérieur et l’ensemble du territoire.
L’est fut donc l’objet d’une certaine mise en valeur. C’est à Elima, dans l’est, qu’avait été ouverte dès 1882, plus de dix ans avant que la Côte d’lvoire ne devienne formellement colonie, la première école du territoire, sur la plantation d’Arthur Verdier. Lorsque l’enseignement s’était résolument implanté en Côte d’Ivoire dans les années 1930, les grands centres scolaires étaient Bingerville, Grand Bassam, Dabou, Abidjan. Et jusque dans la décennie 1970, le grand pôle de concentration des écoles n’était autre que la région délimitée par Abidjan, Daloa, Bouaké et Abengourou, c’est-à-dire la moitié est du pays.
Si la capitale elle-même avait eu à se déplacer trois fois, passant tour à tour de Grand Bassam (1893-1899) à Bingerville (1899-1934) puis de là à Abidjan (1934-1983), on peut voir que ce n’était pas pour déserter la moitié est de la Côte d’Ivoire. L’on avait pourtant envisagé, un temps, de l’implanter à Grand Drewin, à un pas de Sassandra.
Là comme à Abidjan, on se serait éloigné des marais insalubres et fétides qui confrontaient périodiquement Grand Bassam à de virulents accès de fièvre jaune, néfastes à la population. Il aurait été également possible de créer à Drewin, agglomération côtière, un port intérieur, comme l’administration coloniale en avait formé le projet. Mais le site se conformait moins au troisième critère de choix de la nouvelle capitale : il était géographiquement moins bien placé qu’Abidjan pour être la tête de pont d’une ligne de chemin de fer prévue pour traverser la Côte d’Ivoire’. Il dut donc céder le pas à Abidjan, où commencèrent au même moment, en décembre 1903, les travaux du port et du chemin de fer.
Les axes routiers hérités de l’époque coloniale n’étaient guère plus développés à l’ouest qu’à l’est. Les régions à forte concentration humaine étaient aussi celles qui avaient une plus forte densité d’infrastructures routières, celles-ci fussent-elles de simples pistes voire de simples chemins. Le sud-ouest n’était pas connu pour en faire partie, en raison d’une densité de la population relativement faible en pays guéré, krou et bakoué. Ces trois peuples occupaient 11 % du territoire national, mais ne représentaient que 3 % de la population ivoirienne.
Si à l’est, le pays qui court entre le fleuve Comoé et le Ghana est aussi pauvre en populations et par conséquent aussi médiocrement dotée en infrastructures routières, pour autant on ne peut oublier que de nombreuses pistes reliaient les villages entre eux, de Krinjabo à Abengourou, voire à Kong. L’itinéraire qu’elles formaient était la voie que Treich-Laplène avait empruntée par deux fois dès le 19ème siècle, freiner les incursions des Britanniques hors de la Côte d’Or et porter secours au capitaine Louis-Gustave Binger.
Tout cela explique que, du point de vue du développement des régions, l’ouest de la Côte d’Ivoire accuse un retard relatif par rapport à l’est. La situation n’est pas fondamentalement différente entre le nord et les régions côtières. Celles-ci étaient-elles vraiment plus développées ou aussi développées qu’on a tendance à le faire croire ?
En fait, l’appréciation que l’on portait sur le sud se ressentait largement de celle qu’inspirait la spectaculaire croissance d’Abidjan. Il est vrai que cette ville avait longtemps aspiré la quasi-totalité des investissements du pays affectés aux travaux d’équipement et d’infrastructure. La raison en était simple : la grande concentration de l’administration dans la capitale, l’implantation effrénée d’industries nouvelles et la multiplication progressive des services avaient rendu nécessaire un considérable effort de constructions de structures d’accueil et de circulation.
Abidjan avait également tiré son importance de l’interminable afflux, vers cette destination, d’une population ivoirienne et africaine en quête de bien-être social. 125 000 personnes seulement habitaient la ville en 1955. Elles atteignent le million en 1975. La pression qu’elles exercent sur la surface urbanisée est telle qu’Abidjan atteint, avec 55 000 hectares habités en 1990, une superficie cinq fois plus vaste que celle de Paris. Il fallait rationaliser l’expansion de cette mégapole. Le développement global du pays ne pouvait pas plus s’accommoder du contraste qui existait entre Abidjan et le nord que de celui qui opposait l’est à l’ouest. Le relèvement du niveau de croissance des autres régions s’imposait. Là serait l’objectif poursuivi à travers la création d’un port en eau profonde et d’une ville nouvelle dans le pays de San Pedro, dans le sud-ouest de la Côte d’Ivoire.
In LA CONSTRUCTION DE LA CÔTE D’IVOIRE (1960 – 1993) « CHAPITRE 21 : SAN PEDRO, LE PARI DE NOTRE FOI EN L’AVENIR » pp. 429 – 432