Gagnant de l’or, ayant acheté beaucoup d’esclaves et engendré une nombreuse progéniture, Boigny était devenu puissant. Au tam-tam, il avait donné en accompagnement un olifant dont le message était : Si Kokoblé, ma mère, ne m’avait pas mis au monde, il n’y aurait pas un seul homme dans ce pays. Lorsque j’ai pris le commandement de la famille, j’ai supprimé l’olifant et j’ai dit : « On ne jouera plus ça. » Ma mère m’a demandé pourquoi. Je lui ai répondu : « C’est trop orgueilleux, trop prétentieux, je ne veux pas. » Désormais, la seule maxime des Boigny est celle du tam-tam : Persévère dans ce que tu entreprends.
Adjua II, fille unique de Boigny N’dri et de Kokoblé, eut dix enfants par ses mariages successifs. Six survécurent : quatre filles, Yaa n’so, Akamoué, Adio et Aou Kacou Brou ; deux garçons, Alani et Yao.
Yaa n’so était l’aînée. D’ailleurs, son véritable prénom était Yaha M’so (Yaha : « vendredi », M’So : « septième »), mais l’interprète malien a confondu avec Mousso, qui signifie « femme ». D’où Yaka Mousso et, par contraction, Yaa n’so.
C’est elle, Yaa n’so la Grande, qui a élevé ses sœurs et les enfants de sa sœur Brou, la seule qui ait pu procréer. Des deux garçons, Yao était le meilleur. Il est mort adolescent. Son frère Alani était mauvais, tellement méchant que sa sœur Yaa n’so l’a écarté en disant : « Tu vas désorganiser la famille », et c’est ainsi qu’elle, l’aînée, a pris le pouvoir.
Elle a commandé, non d’une main de fer, mais avec le cœur, et se montrait d’une générosité sans égale. Une de ses servantes m’a raconté :
« On dit que tu es généreux, mais tu es loin d’égaler ta grand-tante Yaa n’so. Tu reçois ceux qui viennent te voir, et tu les reçois très bien. Mais Yaa n’so allait chercher les gens. »
Dans les anciens villages baoulés, la rue principale ne traversait pas le village mais passait en retrait à deux cents ou trois cents mètres, afin d’éviter que les mauvais génies n’accèdent à l’agglomération.
La servante poursuivit : « Nous préparions les plats. Les gens allaient récolter le bangui, le vin de palme, et on nous envoyait à tour de rôle au bord du chemin. Aux gens qui passaient nous demandions s’ils désiraient boire ou manger, c’était gratuit. S’ils préféraient continuer leur route, nous les laissions ; s’ils acceptaient, nous les envoyions à la maison où ils mangeaient, buvaient, et parfois même dormaient. Nous devions rester jusqu’à minuit, et quand il n’y avait plus de passants alors nous distribuions le vin et la nourriture à ceux qui en avaient besoin. Voilà la générosité de ta grand-tante. Elle nous envoyait chercher les gens, toi, tu les reçois lorsqu’ils viennent jusqu’à toi… »
Oserai-je dire que ma grand-tante Yaa n’so avait les moyens d’être généreuse ? Tous les gens travaillaient pour elle, tous les biens du village lui appartenaient. Elle était dépositaire d’une de nos coutumes : dans la famille, c’était elle qui, lorsqu’un captif ou une captive mou rait, donnait à un captif vivant le nom de YéYé, c’est le bien. Et l’esclave lui répondait : « Le petit bien n’est pas du bien, le petit mal est un mal. » Ce qui signifie : « Si tu fais du mal, si moindre soit-il, à un homme ou à une femme, il s’en souviendra toujours. Mais si tu fais le bien et que tu n’as pas été loin, cela pourra se retourner contre toi. »
Le dernier esclave de Yaa n’so avait pour nom Aniwan Ba, ce qui signifie : « Avec qui viens-tu ? » Chaque matin, lorsqu’il arrivait, elle lui posait la question : « Aniwan Ba ? » Et il répondait : « Je viens seul. » Avant l’arrivée des Français, en effet, à la mort d’un chef, on sacrifiait ses gens censés l’accompagner et le servir dans l’autre monde.
Cet esclave, donc, le jour où il aurait rejoint ses parents « de l’autre côté », se serait vu poser la question : « Avec qui viens-tu nuis que tu es seul ? » il aurait pu répondre : « Je viens seul parce que les Français sont arrivés et ont empêché que je sois accompagné. » Eh bien, quand ma grand-tante Yaa n’so est tombée gravement malade, Aniwan Ba s’est sauvé au camp de la liberté de Toumodi. À côté de chaque poste militaire en l’occurrence Bonzi, les Français avaient installé un centre où tous les captifs recouvraient la liberté sitôt arrivée. Cet homme a pris la fuite parce qu’il avait peur. Il a dû songer : « Si Yaa n’so meurt, elle ira toute seule, on risque de me supprimer. »
Il voulait vivre et mourir au camp de la liberté de Toumodi…
Aou Kacou brou, fille d’Adjua II, épousa un grand chef, Kimou, et eut six enfants. Brou et Kimou sont mes grands-parents maternels, puisque leur premier-né fut N’dri Kan, ma mère ; son vrai prénom était Kimou N’dri, dite N’dri Kan. Venait ensuite un garçon, Kouasi N’go II, une fille, Kimoubra, deux jumeaux : un garçon, Yoboué, une fille, Yablé, et enfin une fille, Yaa n’so Kan(« la petite Yaa n’so »).
Il me faut aussi rapporter l’anecdote historique dont je parlais plus haut et qui donna son nom à notre actuelle capitale administrative Yamoussoukro.
Yaa n’so, ses sœurs et les enfants vivaient dans le village fondé par Boigny N’dri, Kouasi N’go Kro. En 1904, un administrateur civil français, Simon, ami de la famille, vient lui rendre visite et apprend qu’un jeune neveu de Yaa n’so se prénomme Kouasi N’go. Ignorant que ce nom a été donné à l’enfant en hommage au grand-père Kouasi N’go, il dit à Yaa n’so : « Ce n’est pas ce petit qui doit donner son nom au village mais toi, l’aînée, la tante. C’est toi dont nous devons retenir le nom. Ton neveu Kouasi N’go sera le chef, mais tu dois donner ton nom au village. »
L’interprète, qui n’était pas de la région, se révéla bien incapable d’expliquer à l’aimable Simon que le Kouasi N’go qui avait donné son nom au village était l’oncle, non le neveu de Yaa n’so. Et c’est ainsi que naquit Yamoussoukro en 1904. Le chef, naturellement, fut et resta jusqu’à sa mort le neveu Kouasi N’go II.
Le jumeau, Yoboué, qui devait hériter du pouvoir, mourut de maladie à l’âge de dix-neuf ans. Le seul héritier mâle restait donc Kouasi N’go. Entre sa naissance et la mienne se sont écoulées trente années. Trente ans au long desquels il ne naquit que des filles ! La famille était désespérée. Avec les filles, certes, la lignée est maintenue. Mais c’est l’homme qui pourvoit à la famille, qui l’enrichit.
Pour conjurer le sort, ils ont fait toutes sortes de prières, de sacrifices, ils ont consulté des féticheurs, des marabouts. Si on avait connu les djinns de l’Inde, on les aurait appelés à la rescousse ; quant aux cartomanciennes de l’Occident…
Mes parents allèrent fort loin, parfois hors de Côte-d’Ivoire, consulter les oracles ; c’est cependant à Zaakro, le village où mon père avait été élevé par le chef, qu’advint la prophétie.
Comme à l’accoutumée, la visite de mes parents fut l’objet de réjouissances. On prépara les plats, les serviteurs pilèrent le foutou. Soudain, le contenu du mortier s’échappa et vint se fixer sur une chaîne. Alors une femme. Aou, lança à ma mère : « Ce que vous cherchez depuis trente ans vient de m’être signifié par mon fétiche. Ton quatrième enfant sera un garçon. Il devra porter le nom de mon fétiche, Djaa. Il soignera, prédira, voyagera beaucoup… »
Ma mère eut une première fille qui mourut en bas âge. Naquirent ensuite Fêtai, AdjuaIII et moi. La coutume exige que les enfants de la famille, les nobles, ceux qui commandent, naissent à Yamoussoukro et pas ailleurs. Ma mère et mon père vivaient à Kimoukro, le village de mon grand-père maternel. Chaque fois que ma mère tombait enceinte, vers le cinquième mois on la conduisait à Yamoussoukro, à quarante kilomètres de là. Une fois qu’elle avait accouché, on la gardait deux ans au village avant de la faire revenir chez son mari.
Trois ans après la naissance d’Adjua III, ma mère tomba à nouveau enceinte et s’en alla accoucher à Yamoussoukro. Une de ses tantes, Adio, experte en pharmacopée, assistait toutes les naissances de la famille. C’était une sœur de Yaa n’so. Lorsque j’eus poussé mon premier cri après être venu au monde. Yaa n’so demanda à sa sœur :
« De quel sexe ?
De celui que nous attendons depuis trente ans. »
Et Yaa n’so la Grande de déclarer alors : Enfin, je l’ai vu. Je vais pouvoir mourir. »
FÉLIX HOUPHOUËT – BOIGNY : Mes premiers combats – Patrice VAUTIER : Chapitre 1– NEI – pp. 29-36
L’Annonce de la naissance de « Djaa«
Gagnant de l’or, ayant acheté beaucoup d’esclaves et engendré une nombreuse progéniture, Boigny était devenu puissant. Au tam-tam, il avait donné en accompagnement un olifant dont le message était : Si Kokoblé, ma mère, ne m’avait pas mis au monde, il n’y aurait pas un seul homme dans ce pays. Lorsque j’ai pris le commandement de la famille, j’ai supprimé l’olifant et j’ai dit : « On ne jouera plus ça. » Ma mère m’a demandé pourquoi. Je lui ai répondu : « C’est trop orgueilleux, trop prétentieux, je ne veux pas. » Désormais, la seule maxime des Boigny est celle du tam-tam : Persévère dans ce que tu entreprends.
Adjua II, fille unique de Boigny N’dri et de Kokoblé, eut dix enfants par ses mariages successifs. Six survécurent : quatre filles, Yaa n’so, Akamoué, Adio et Aou Kacou Brou ; deux garçons, Alani et Yao.
Yaa n’so était l’aînée. D’ailleurs, son véritable prénom était Yaha M’so (Yaha : « vendredi », M’So : « septième »), mais l’interprète malien a confondu avec Mousso, qui signifie « femme ». D’où Yaka Mousso et, par contraction, Yaa n’so.
C’est elle, Yaa n’so la Grande, qui a élevé ses sœurs et les enfants de sa sœur Brou, la seule qui ait pu procréer. Des deux garçons, Yao était le meilleur. Il est mort adolescent. Son frère Alani était mauvais, tellement méchant que sa sœur Yaa n’so l’a écarté en disant : « Tu vas désorganiser la famille », et c’est ainsi qu’elle, l’aînée, a pris le pouvoir.
Elle a commandé, non d’une main de fer, mais avec le cœur, et se montrait d’une générosité sans égale. Une de ses servantes m’a raconté :
« On dit que tu es généreux, mais tu es loin d’égaler ta grand-tante Yaa n’so. Tu reçois ceux qui viennent te voir, et tu les reçois très bien. Mais Yaa n’so allait chercher les gens. »
Dans les anciens villages baoulés, la rue principale ne traversait pas le village mais passait en retrait à deux cents ou trois cents mètres, afin d’éviter que les mauvais génies n’accèdent à l’agglomération.
La servante poursuivit : « Nous préparions les plats. Les gens allaient récolter le bangui, le vin de palme, et on nous envoyait à tour de rôle au bord du chemin. Aux gens qui passaient nous demandions s’ils désiraient boire ou manger, c’était gratuit. S’ils préféraient continuer leur route, nous les laissions ; s’ils acceptaient, nous les envoyions à la maison où ils mangeaient, buvaient, et parfois même dormaient. Nous devions rester jusqu’à minuit, et quand il n’y avait plus de passants alors nous distribuions le vin et la nourriture à ceux qui en avaient besoin. Voilà la générosité de ta grand-tante. Elle nous envoyait chercher les gens, toi, tu les reçois lorsqu’ils viennent jusqu’à toi… »
Oserai-je dire que ma grand-tante Yaa n’so avait les moyens d’être généreuse ? Tous les gens travaillaient pour elle, tous les biens du village lui appartenaient. Elle était dépositaire d’une de nos coutumes : dans la famille, c’était elle qui, lorsqu’un captif ou une captive mou rait, donnait à un captif vivant le nom de YéYé, c’est le bien. Et l’esclave lui répondait : « Le petit bien n’est pas du bien, le petit mal est un mal. » Ce qui signifie : « Si tu fais du mal, si moindre soit-il, à un homme ou à une femme, il s’en souviendra toujours. Mais si tu fais le bien et que tu n’as pas été loin, cela pourra se retourner contre toi. »
Le dernier esclave de Yaa n’so avait pour nom Aniwan Ba, ce qui signifie : « Avec qui viens-tu ? » Chaque matin, lorsqu’il arrivait, elle lui posait la question : « Aniwan Ba ? » Et il répondait : « Je viens seul. » Avant l’arrivée des Français, en effet, à la mort d’un chef, on sacrifiait ses gens censés l’accompagner et le servir dans l’autre monde.
Cet esclave, donc, le jour où il aurait rejoint ses parents « de l’autre côté », se serait vu poser la question : « Avec qui viens-tu nuis que tu es seul ? » il aurait pu répondre : « Je viens seul parce que les Français sont arrivés et ont empêché que je sois accompagné. » Eh bien, quand ma grand-tante Yaa n’so est tombée gravement malade, Aniwan Ba s’est sauvé au camp de la liberté de Toumodi. À côté de chaque poste militaire en l’occurrence Bonzi, les Français avaient installé un centre où tous les captifs recouvraient la liberté sitôt arrivée. Cet homme a pris la fuite parce qu’il avait peur. Il a dû songer : « Si Yaa n’so meurt, elle ira toute seule, on risque de me supprimer. »
Il voulait vivre et mourir au camp de la liberté de Toumodi…
Aou Kacou brou, fille d’Adjua II, épousa un grand chef, Kimou, et eut six enfants. Brou et Kimou sont mes grands-parents maternels, puisque leur premier-né fut N’dri Kan, ma mère ; son vrai prénom était Kimou N’dri, dite N’dri Kan. Venait ensuite un garçon, Kouasi N’go II, une fille, Kimoubra, deux jumeaux : un garçon, Yoboué, une fille, Yablé, et enfin une fille, Yaa n’so Kan (« la petite Yaa n’so »).
Il me faut aussi rapporter l’anecdote historique dont je parlais plus haut et qui donna son nom à notre actuelle capitale administrative Yamoussoukro.
Yaa n’so, ses sœurs et les enfants vivaient dans le village fondé par Boigny N’dri, Kouasi N’go Kro. En 1904, un administrateur civil français, Simon, ami de la famille, vient lui rendre visite et apprend qu’un jeune neveu de Yaa n’so se prénomme Kouasi N’go. Ignorant que ce nom a été donné à l’enfant en hommage au grand-père Kouasi N’go, il dit à Yaa n’so : « Ce n’est pas ce petit qui doit donner son nom au village mais toi, l’aînée, la tante. C’est toi dont nous devons retenir le nom. Ton neveu Kouasi N’go sera le chef, mais tu dois donner ton nom au village. »
L’interprète, qui n’était pas de la région, se révéla bien incapable d’expliquer à l’aimable Simon que le Kouasi N’go qui avait donné son nom au village était l’oncle, non le neveu de Yaa n’so. Et c’est ainsi que naquit Yamoussoukro en 1904. Le chef, naturellement, fut et resta jusqu’à sa mort le neveu Kouasi N’go II.
Le jumeau, Yoboué, qui devait hériter du pouvoir, mourut de maladie à l’âge de dix-neuf ans. Le seul héritier mâle restait donc Kouasi N’go. Entre sa naissance et la mienne se sont écoulées trente années. Trente ans au long desquels il ne naquit que des filles ! La famille était désespérée. Avec les filles, certes, la lignée est maintenue. Mais c’est l’homme qui pourvoit à la famille, qui l’enrichit.
Pour conjurer le sort, ils ont fait toutes sortes de prières, de sacrifices, ils ont consulté des féticheurs, des marabouts. Si on avait connu les djinns de l’Inde, on les aurait appelés à la rescousse ; quant aux cartomanciennes de l’Occident…
Mes parents allèrent fort loin, parfois hors de Côte-d’Ivoire, consulter les oracles ; c’est cependant à Zaakro, le village où mon père avait été élevé par le chef, qu’advint la prophétie.
Comme à l’accoutumée, la visite de mes parents fut l’objet de réjouissances. On prépara les plats, les serviteurs pilèrent le foutou. Soudain, le contenu du mortier s’échappa et vint se fixer sur une chaîne. Alors une femme. Aou, lança à ma mère : « Ce que vous cherchez depuis trente ans vient de m’être signifié par mon fétiche. Ton quatrième enfant sera un garçon. Il devra porter le nom de mon fétiche, Djaa. Il soignera, prédira, voyagera beaucoup… »
Ma mère eut une première fille qui mourut en bas âge. Naquirent ensuite Fêtai, Adjua III et moi. La coutume exige que les enfants de la famille, les nobles, ceux qui commandent, naissent à Yamoussoukro et pas ailleurs. Ma mère et mon père vivaient à Kimoukro, le village de mon grand-père maternel. Chaque fois que ma mère tombait enceinte, vers le cinquième mois on la conduisait à Yamoussoukro, à quarante kilomètres de là. Une fois qu’elle avait accouché, on la gardait deux ans au village avant de la faire revenir chez son mari.
Trois ans après la naissance d’Adjua III, ma mère tomba à nouveau enceinte et s’en alla accoucher à Yamoussoukro. Une de ses tantes, Adio, experte en pharmacopée, assistait toutes les naissances de la famille. C’était une sœur de Yaa n’so. Lorsque j’eus poussé mon premier cri après être venu au monde. Yaa n’so demanda à sa sœur :
« De quel sexe ?
Et Yaa n’so la Grande de déclarer alors : Enfin, je l’ai vu. Je vais pouvoir mourir. »
FÉLIX HOUPHOUËT – BOIGNY : Mes premiers combats – Patrice VAUTIER : Chapitre 1– NEI – pp. 29-36