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Partie 4 & Fin : La Naissance Officielle

    Deux mois se sont désormais écoulés depuis la conférence de Yaoundé.  Dans sa livraison du 10 juin 1961, Marchés Tropicaux et Méditerranéens annonce la « naissance officielle » de la nouvelle compagnie de transports aériens Air Afrique pour la fin du mois. « C’est le 26 juin à Abidjan, écrit plus précisément le journal, que sera constitué   le   premier   conseil   d’administration. »   Relayant   des informations issues d’une réunion des ministres des Travaux publics et des Transports des pays concernés qui s’était tenue le 5 juin à Paris, le journal ajoute que « le président et le directeur général seront également désignés à Abidjan »

 Effectivement les 26 et 27 juin 1961, se tient à Abidjan la toute première assemblée générale de la compagnie Air Afrique.  Dans la grande   salle   des   conférences   de   la   Chambre   d’Agriculture, se retrouvent les ministres des Transports et des TP des onze pays africains concernés, un représentant de chaque Etat actionnaire et cinq délégués de la Sodetraf. Présidée par le ministre des Travaux publics, des  Transports   et   des   Postes   et Télécommunications de la Côte d’ivoire, Alcide Kacou, l’assemblée générale commence ses assises en s’assurant de la souscription intégrale du capital par tous les États signataires et du versement de son premier quart, soit 125 millions de francs CFA. Elle donne ensuite à la nouvelle société trois commissaires aux comptes et un conseil d’administration, dans lequel chaque Etat membre est représenté par deux personnalités et la Sodetraf par onze délégués.

Les deux administrateurs du Cameroun sont Gilles Njamkepo et Moussa Yaya. Ceux de la République centrafricaine s’appellent Albert Payao et Augustin Dallot Béfio.  Le Congo Brazzaville est représenté par Gérard Nkoumbou et Isaac Ibouanga, la Côte d’ivoire par Alcide Kacou et Raphaël Saller, le Dahomey par Victorien Gbaguidi et Miomoa, et le Gabon par André G.  Anguilé et Vincent de Paule Nyonda.  Les représentants de la Haute-Volta sont Konaté Domba et Amadou Ouédraogo.  Ceux de la Mauritanie se nomment Amadou Diadié Samba Diom et Paul Aubenas. Le Niger est représenté par Sama Alhadji Ibrahim et Timi Kaoura, le Sénégal par Fal Cheick et Ibrahim Guèye, et enfin le Tchad par Baba Hassane et André Volait. Les onze représentants de la Sodetraf sont Roger Loubry, Jean Combard. Albert C. Fabre, Dominique Boyer et Guy Sene de l’UAT, et Louis Lesieux, Robert   Montamal, Jacques   Alexandre, Marcel Ceccaldi, Johannes Dupraz et Denis Dejean de la compagnie Air France.

     Les travaux de la première assemblée générale d’Air Afrique avaient commencé le lundi 26 juin 1961 à 15 heures. À 17 heures, le relais est pris par la première réunion du tout nouveau conseil d’administration. Dans toutes les entreprises, les administrateurs, une fois installés, s’imposent un tout premier devoir, la désignation de leur président. L’homme qui réunira leurs suffrages est, comme par hasard, le secrétaire général des Transports et Télécommunications du Sénégal, Fal Cheick. Et les administrateurs nomment au poste de directeur général de la nouvelle compagnie Air Afrique, le directeur adjoint de l’UAT Roger Loubry.

Ces nominations sont pratiquement les seuls actes de cette première réunion. Les participants se séparent en demandant aux deux responsables exécutifs nouvellement désignés de préparer les dossiers de l’organisation et de l’exploitation de la société, pour en exposer les principes généraux à une nouvelle rencontre fixée cette fois à Brazzaville, le 9 novembre 1961.

  Cette rencontre de Brazzaville n’avait pas encore eu lieu lorsque étaient lancés, dès le mois d’août, les premiers vols commerciaux de la multinationale Air Afrique. Ce sont des vols inter-États, sur le continent africain. Ils sont assurés par une flotte de douze DC4, prêtés par les deux partenaires français. Deux mois plus tard, en octobre 1961, c’est le tour des vols longs courriers. Ils relient l’Afrique à la France, grâce à des DC6 et des superstars loués, qui seront remplacés, à partir de janvier 1962, par des DC8 et des Boeing, eux aussi loués.

       La compagnie n’acquiert ses propres avions qu’entre 1963 et 1967 des DC8 passagers et DC8 cargos, auxquels s’ajoutent, en 1967, deux Caravelles Rll exclusivement exploités sur le réseau inter-États.  En 1971, elle retire les avions à hélices de tout le réseau inter-états. Elle acquiert ensuite, à partir de 1973, des gros porteurs DC10, avant d’acheter, entre 1981 et 1984, les quatre avions Airbus A304-B4 qui lanceront la politique d’harmonisation de la flotte autour de cette marque. Dans les années 1990, les Airbus A310, A300-600 et A330 constituaient l’essentiel de la flotte longs courriers.  Le réseau se déployait alors sur quelque 200 000 km rythmés par 30 escales, dont 21 sur le continent africain.

Dans le lent développement qui de la rencontre de l’avenue Mac- Mahon en mars I960 à rassemblée générale constitutive de juin 1961 à Abidjan puis aux vols commerciaux d’août et octobre 1961, a abouti à la naissance de la première compagnie aérienne panafricaine, jamais on n’avait vu Félix Houphouët-Boigny à l’avant-scène.  C’était d’ailleurs   son   ministre   d’État   Auguste   Denise, accompagné du président de la Cour suprême Ernest Boka, du ministre de la Fonction publique et de l’information Mathieu Ekra, du ministre de la Santé publique Amadou Koné, du ministre de la Production animale Tidiane Dem, et du vice-président de F Assemblée nationale Goffry Kouassi, qu’il avait envoyé le représenter à la réunion de la « naissance officielle » d’Air Afrique. Lui-même préférait se tenir en arrière-plan. Et pourtant, derrière   cette   discrétion, quelle présence et quelle efficacité.

    Il était à l’origine de l’idée d’une société commune qu’il était parvenu à faire admettre, sans coup férir, à la hiérarchie d’UAT, venue à lui avec un projet totalement différent. Il avait ensuite réussi, avec une très grande habileté, à impliquer dans le projet deux chefs d’État. El   Hadj   Ahmadou   Ahidjo   et   Léopold   Sédar   Senghor, dont   la participation n’était pas acquise d’avance, en raison de la différence de leurs positionnements politiques. L’installation du siège de la Direction générale à Abidjan n’était pas une victoire insignifiante, non plus que la reconnaissance de la Côte d’ivoire comme unique membre fondateur africain de la société, représentant les dix autres États membres. Enfin la nomination à la tête de la compagnie d’un homme qui relevait de son choix venait parachever une série de succès dont il avait tout lieu d’être satisfait.

Tout s’était pourtant passé comme si la présence du président Houphouët n’avait été nécessaire nulle part.  « L’auteur, dans son œuvre, disait le romancier français Gustave Flaubert doit être comme Dieu dans I univers, présent partout et invisible nulle part. »

Houphouët avait créé Air Afrique comme s’il avait écrit le bon roman selon Flaubert. C’était seulement quatre ans après le lancement de la compagnie qu’enfin on allait le voir. Le vendredi 12 novembre 1965, c’est un homme heureux qui arpente d’un pas court et solennel l’asphalte de l’avenue Barthe, dans le quartier du Plateau à Abidjan. Il se rend là pour présider l’inauguration de l’un de ces immeubles dont la multiplication concourra à donner à la capitale de la Côte d’ivoire cette allure de petit Manhattan qui fera longtemps sa célébrité.

Située à l’angle de l’avenue Barthe et du boulevard Colomb, la nouvelle construction, que la presse de l’époque qualifie d’ « orgueil d’Abidjan  »,  est  une  œuvre  commune  de  la  compagnie  multinationale Air Afrique et de la Société générale de Banques en Côte d’ivoire (SGBCI).  C’est le cabinet d’architecture Henri Chomette d’Abidjan, alors dirigé par Antoine Laget, qui l’a conçue, et l’entreprise SETAO qui l’a réalisée. Sur l’impressionnant terrassement laissé par les 1500 m de terres déplacées, il avait fallu deux ans, à partir de septembre 1963, pour voir s’élancer cette masse constituée par 4000 tonnes de ciment et 300 tonnes d’acier.  L’immeuble a la forme d’un T renversé, dans lequel la banque occupe la barre de la lettre et Air Afrique les huit étages qui forment la partie haute. Si la façade se déploie sur quelque 50 mètres de largeur, la profondeur se déroule sur 12 mètres, et les huit étages se dressent sur 35 mètres de hauteur.  Le capital investi est estimé par la presse à 700 millions de francs CFA28.

Jean-Claude Delafosse assure que le financement de la construction de ce building a dépendu de deux initiatives originales du président Fal Cheick. C’était lui qui avait approché la SGBCI pour avoir avec elle cet immeuble en copropriété.  Il avait ensuite fait appel aux pétroliers et à toutes les entreprises partenaires de la multinationale. L’apport d’Air Afrique sera ainsi fourni en totalité par la société Shell. Fal Cheick avait, en retour, engagé la compagnie à s’approvisionner en carburant exclusivement auprès de cette société, jusqu’à extinction totale de la dette contractée auprès d’elle.

   Cheick Fal restera président de la multinationale de juin 1961 à juin 1973. À cette échéance, son mandat d’administrateur lui est retiré par son pays pour des raisons politiques. Il nourrissait des ambitions pour la succession du président Senghor, sur lesquelles il y avait eu des fuites. L’affaire avait même entraîné quelques nuages dans les relations entre Dakar et Abidjan, Senghor reprochant à Houphouët de renforcer la main de son protégé.  C’est du moins ce que laisse entendre une dépêche     de     l’ambassade     américaine     d’Abidjan     adressée     au département d’État le 22 février 1973. On y lit que « les relations entre Houphouët et Senghor se sont aigries récemment, ce dernier ayant acquis la conviction que le président ivoirien soutient la candidature de Fal Cheikh à sa succession. D « après Senghor, poursuit la dépêche, Houphouët croit Cheikh Fal, conservateur et musulman, plus apte que lui Senghor à contenir les assauts des Arabes ». Et la dépêche ajoute que le président de l’Assemblée nationale ivoirienne, Philippe Yacé, a effectué à Dakar, fin janvier 1973, un voyage discret pour tenter de convaincre Senghor du caractère absolument fantaisiste de la rumeur, mais que ce fut peine perdue, d’où le report du voyage au Sénégal du président Houphouët, prévu pour le mois de mars.

Le départ de Fal Cheick introduisit un bémol dans l’enthousiasme qu’Houphouët avait mis à impliquer le Sénégal dans l’aventure d’Air Afrique. On ne peut 1 évoquer sans songer à la sortie du Cameroun qui avait déjà provoqué, deux années plus tôt, un premier revers dans la stratégie du président de la Côte d’ivoire. Le gouvernement de Yaoundé n’avait avancé en 1971 aucune explication officielle pour justifier sa décision. Il s’était borné à mettre en avant la faculté que lui donnait l’article 16 du Traité de dénoncer celui-ci et de se retirer après un préavis de six mois. La raison qui avait été entendue à l’époque n’était donc qu’officieuse. On avait fait état d’une réaction amère du Cameroun, après que ce pays eut tenté sans succès d’imposer un de ses ressortissants, Foalem, au poste de secrétaire général de la multinationale.

C’était exactement selon le même schéma qu’allait s’organiser en 1976 le départ du Gabon d’Air Afrique.  Il n’y avait pas eu plus d’explication officielle qu’à la sortie du Cameroun.  L’article 16 du Traité comme le préavis de six mois avaient été invoqués là aussi, le tout suivi d’une explication officieuse faisant état d’une réaction désabusée après que Libreville eut tenté sans succès d’imposer le gabonais N’Na Ekamkam au poste de DGA de la multinationale.

    Comme il s’agissait d’un pays dont le chef d’Etat était un ami d’Houphouët, ce dernier n’avait pas dissimulé, même à travers des termes très courtois, la peine qu’il avait éprouvée.  Dans sa célèbre conférence de presse du 14 octobre 1985, il avait déclaré, parlant du président Bongo : « Léon M’Ba, mon ami qui avait été exilé en Centrafrique par la colonisation et que j’avais fait ramener dans son pays, m’avait confié le jeune Bongo en me disant : “Il n ‘est pas de ma tribu, mais c’est en lui que j’ai confiance. Si je ne suis pas là, il faudra le soutenir. ” C’est ce que j’ai fait jusqu’ici. Et les relations, pour ma part, sont plus que cordiales entre Bongo et moi.  Nos deux pays coopèrent étroitement. Bien sûr, il est parti d’Air Afrique, de l OCAM. Il avait ses raisons. Mais ce n ‘est rien. Le ciel de nos relations avec Libreville est au beau fixe… »

Les douze années de présence de Fal Cheick à la barre donnèrent à Air Afrique sa période à tous égards la plus faste.  Jean-Claude Delafosse écrit que « si les premiers investissements, ceux qu’il fallait pour constituer une flotte, mettre en place des infrastructures, former le   personnel, ont   été   réalisés   par   les   budgets   des   Etats, le développement d’Air Afrique dans tous les domaines, pendant les deux décennies qui ont suivi sa création, a été l’œuvre de la compagnie elle- même. Et ce développement spectaculaire a profité à chacun des États membres en termes de trafic (passagers et fret), d’emplois, de salaires, d’impôts, d’équipements aéroportuaires, d’infrastructures (escales et centres de maintenance), de formation de cadres techniques et de management, et de tourisme. Jusqu’au début des années 80, l’aventure n ‘avait été que radieuse. C ‘était l’époque où Air Afrique avait réussi à se hisser dans le top 20 des compagnies internationales, devant plus d’une centaine de compagnies concurrentes »

        Fousséni Konaté renchérit en confiant que, dans tous les États membres, Air Afrique a mis en place, avec le soutien technique d’UTA, des moyens logistiques considérables. La restructuration des escales et la création de centres de fret sont les premières illustrations qu’il avance à l’appui de son propos.  Il évoque également les trois centres de maintenance des avions construits à Douala, Dakar et Abidjan, et les centres de révision d’accessoires et d’équipements de Dakar et d’Abidjan. À propos des ressources humaines, il rappelle qu’à sa création, la compagnie n’avait aucun technicien africain qualifié dans le domaine de l’aéronautique, et qu’en 1973, était opérationnelle la   première   promotion   de   mécaniciens   du   centre   de   formation aéronautique d’Air Afrique, ouvert trois années plus tôt à Dakar Yoff. Il   évoque   enfin le tourisme dont Air Afrique a remarquablement supporté le développement sur le continent, avec sa filiale Air Afrique Vacances créée en 1990.

Aujourd’hui, on ne voit de cette entreprise que l’échec. On ne retient de sa formidable aventure que la faillite. De nombreuses raisons ont été avancées par les experts pour expliquer l’effondrement : les difficultés de recouvrement des créances auprès des États, la vive concurrence sur les vols longs courriers, les retraits du Cameroun et du Gabon, la flambée du prix du pétrole, notamment après la guerre du Golfe en 1990, la dévaluation du franc CFA en 1994.

Parmi ces raisons, est également citée – d’ailleurs avant toutes – la baisse de la prospérité de certains États membres de la multinationale. Et ici, les experts désignent nommément la Côte d’ivoire.  S’ils s’obstinent ainsi à parler du pays, cela ne suffit pas à cacher qu’ils désignent en réalité celui qui en dirigeait les destinées, le président Félix Houphouët-Boigny : « Air Afrique ne serait jamais mort si Houphouët vivait encore, me déclare explicitement Fousséni Konaté. L’homme avait une vision que personne d’autre n’avait. Il était plus panafricaniste qu’il ne l’affichait. C’est grâce à lui que la société a été créée. Quand le problème d’Air Afrique s’est posé, il a été le seul qui a pu entraîner les Africains et entraîner les Européens. Son action a abouti à l’arrivée de M. Yves Roland-Billecart à la fin de l’année 1988 à la direction générale de la compagnie, mais aussi à l’octroi d’une enveloppe de 37 milliards de francs CFA par la France comme aide au redressement d’Air Afrique.  Malheureusement ses successeurs n’ont pas suivi… »

In Félix Houphouët – Boigny : L’épreuve du pouvoir (1960- 1980) – Frédéric GRAH MEL – CERAP, KARTHALA – Chap.23 – pp 479-487

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