LA CAISSE DE STABILISATION, LA MEILLEURE ET LA PIRE DES CHOSES

Les Interventions de l’institution dans l’économie ivoirienne

  C’était assez dire l’importance de la Caisse dans l’économie de la Côte d’Ivoire. Il suffisait qu’elle marche pour que tout marche, ou qu’elle s’arrête pour que tout s’arrête. La part qu’elle a prise dans le développement de ce pays est indéniable. Certes, le fonctionnement des affaires reposait sur les recettes des impôts et des taxes de porte. Là étaient, ici comme ailleurs, les deux mamelles de l’économie nationale. Mais chacun sait que, pour assurer les destinées d’un pays, il ne suffit pas de lui garantir les moyens de son fonctionnement, c’est-à-dire d’y payer le salaire des fonctionnaires et de distribuer des véhicules administratifs.  Plus important est-il encore de financer des investissements publics, c’est-à-dire d’ouvrir des routes, de construire des logements, des écoles, des hôpitaux, les villes elles-mêmes, d’installer des postes et télécommunications, de fournir l’énergie des maisons et des usines.

   Sur ce tableau, la Côte d’ivoire a réalisé, en une vingtaine d’années à peine, des performances qui n’auraient pas été possibles si son budget spécial d’investissement et d’équipement (BSIE) n’avait eu à compter, comme avant 1966, que sur les excédents du budget général de fonctionnement.  Le concours de la Caisse a été considérable, en particulier dans toutes les villes de l’intérieur qui ont accueilli la fête nationale après 1966 : Daloa en 1967, Abengourou en 1968, Man en 1969, Gagnoa en 1970, Bondoukou en 1971, Odienné en 1972, Dimbokro en 1975, Séguéla en 1978 et Katiola en 1979.  Même une ville comme Korhogo, qui avait abrité l’anniversaire de l’indépendance en 1965, à une époque où le statut de la Caisse ne permettait pas encore d’affecter 40 % des résultats nets au financement d’activités socio- économiques, a eu à tirer profit du soutien de l’institution. On se souvient qu’elle devait compter, avec Boundiali, Ferkessédougou, Odienné, Katiola et Séguéla, au nombre des bénéficiaires de quelque 22 milliards de francs CFA, sollicités par Houphouët en 1974 et débloqués par la Caisse pour le développement du nord.

Yamoussoukro où est né le président est évidemment la ville qui a reçu la plus grosse part des largesses de la Caisse. Bien qu’il ne soit pas aisé d’étayer une telle affirmation, personne en Côte d’Ivoire n’imagine que l’hôtel Président, le lycée scientifique, les deux grandes écoles à vocation scientifique et technique qu’étaient l’ENSTP et l’INSET, la Maison du PDCI, la résidence des hôtes, inaugurée en janvier 1977 par le président Giscard d’Estaing, et qui porte, depuis, le nom familier de Giscardium, la fondation Houphouët-Boigny,  l’aéroport international, réalisations plus somptueuses les unes que les autres, aient puisé leurs financements ailleurs qu’à la Caisse.  Peut-être l’opinion générale est- elle encouragée dans cette conviction par les propos d’Houphouët lui- même. « Tout ce que j’ai construit à Yamoussoukro, précisons-le, ne m’appartient pas, avait-il reconnu dans sa déclaration impétueuse du 26 avril 1983. Les hôtels appartiennent au parti, donc à l ‘Etat. La Maison du parti, la Fondation Houphouët-Boigny, etc, sont des édifices appartenant à l’Etat. Qu’est-ce que le tracé de Yamoussoukro a coûté à l’Etat de Côte d’ivoire ? Rien. Je n’ai pas eu d’architecte : il m ‘aurait demandé au moins 10 milliards de francs. Je l’ai fait moi-même, avec la collaboration d’un jeune géomètre, M. Bamba, et d’un ingénieur, M. N ’Takpé. Les spécialistes et les constructeurs n’interviennent qu’après le tracé pour réaliser les rues ; mais c ‘est nous qui commençons. Et depuis, avec la surveillance de mes sous-préfets, aujourd’hui préfets — ce sont MM. Coulibaly et Béhibro. Ils n ‘étaient pas payés pour cela. Je n ‘ai pas construit Yamoussoukro pour en faire la capitale. Je voulais montrer ce qu’un Africain peut faire pour son pays quand il en a les moyens. » Pour permettre de se représenter ce que la Caisse a déboursé en faveur du village natal du président, Pierre Péan a hasardé le chiffre « minimum de 500 milliards de francs CFA. »

Les interventions de l’institution dans l’économie ivoirienne ne s’arrêtent pas à la seule construction des villes. Les 40 % des résultats nets qui n’étaient pas injectés dans l’amélioration de la filière agricole ont également servi dans une série variée d’activités économiques et sociales de la Côte d’ivoire.  On peut signaler par exemple qu’en janvier 1975, treize collèges de l’intérieur du pays doivent leur existence à la Caisse. À cette date, l’institution est également titulaire de participations importantes dans le capital social d’un certain nombre de sociétés d’économie mixte.  On peut citer par exemple la Société nationale de conditionnement (SONACO), la Compagnie ivoirienne de diffusion des textiles (CIDT), la Société d’études et de réalisations pour l’industrie caféière et cacaoyère (SERIC), spécialisée dans l’usinage du café.

  Présente aux côtés de sociétés d’économie mixte, la Caisse prend également pied dans l’actionnariat d’un certain nombre de sociétés privées. C’est le cas par exemple à la Société africaine de cacao (SACO), dans les sociétés API et Trituraf, spécialisées respectivement dans l’usinage du cacao et des graines de coton, à la société d’exportation Comafric, à la société Huile Ivoire, à la société textile Gonfreville, ou encore à la Société ivoirienne de transports maritimes (SITRAM).

  Le secteur bancaire intéresse également la Caisse, et là, elle participe au capital social de deux grands établissements, la Société générale de banques de Côte d’ivoire (SGBCI) et la Banque nationale de développement agricole (BNDA).

  Dans le premier quart de siècle de la Côte d’ivoire indépendante, c’étaient quelque 1 116 milliards de francs CFA qu’au dire d’Houphouët même, la Caisse avait répandu dans l’économie nationale. Évoquant ces engagements devant le 8Eme  congrès du PDCI en octobre 1985, le président précise que « depuis l’indépendance, la Caisse a  réalisé les injections suivantes dans les différents budgets nationaux : développement agricole et rural 230  milliards : développement industriel et minier 110  milliards ; infrastructures économiques (PTT,  routes,  constructions) 238  milliards ; défense et sécurité 41  milliards ; service de la  dette 402  milliards ; actions sociales et culturelles 95 milliards ».

  Si l’on admet avec Pierre Péan que la construction de Yamoussokro seule a requis 500 milliards, on voit bien, en rapportant ce chiffre à celui du poste « Infrastructures économiques » de la déclaration d’Houphouët citée ci-dessus, la tendance du président à relativiser les résultats de la Caisse. Ce fut une attitude qui lui serait reprochée sans cesse, allant même jusqu’à susciter de coriaces suspicions sur sa responsabilité personnelle.  Le Journal de l’Économie africaine était l’un de ceux qui avaient ouvert la critique les premiers. Dans un article publié le 26 septembre 1985 sous le titre « Où est passé l’argent de la Caisse ? », le journal se fonde sur « une étude récente réalisée pai un expert d’une grande banque française opérant en Côte d ’ivoire » pour faire état « d’importants écarts entre les recettes officielles et les recettes “réelles auxquelles on devrait s’attendre compte tenu du tonnage exporté et des prix sur le marché mondial ».  Et le journal avance même la précision d’un total de 830 milliards de francs CFA disparus en sept ans, entre 1978 et 1985. Ils alimenteraient à la Caistab, insinue le journal, une caisse noire qui aurait permis de financer de grands travaux d’infrastructure prestigieux, d’approvisionner des ambassades à l’étranger, d’indemniser des chômeurs, etc.

   Si l’article du Journal de l’Économie africaine est inhabituel, au moins garde-t-il encore le ton de la révérence, notamment par le fait que son contenu situe Houphouët à une certaine distance des faiblesses dénoncées. Tel n’est plus le cas lorsque, moins d’un an après, en juillet 1986, la presse proche du Parti socialiste français prend le relais des attaques. Le Matin de Paris et L’Unité n’hésitent pas en effet à suggérer l’implication personnelle d’Houphouët dans les détournements qui seraient multiformes et monnaie courante à la Caisse.  « Les observateurs du marché international, écrivent-ils, ont observé que le café et le cacao ivoiriens sont toujours vendus 5 à 6 % en dessous des Cours internationaux du moment. Les mauvaises langues estiment que ces quelques “pour cent” correspondent à la commission personnelle du Président. »

      Ces accusations ne furent pas pour rien dans les développements qui allaient conduire la Côte d’ivoire au multipartisme, dans les années suivantes.  Elles furent, en tout cas, les signes avant-coureurs des manifestations de rue des premiers mois de 1990, où l’on irait jusqu’à pousser les cris inimaginables de « Houphouët voleur ». En les considérant avec le recul du temps, on ne peut pas ne pas constater qu’elles faisaient de la Caisse la pire des choses après qu’elle en eut été la meilleure, pour le pouvoir de Félix Houphouët-Boigny.

In Félix Houphouët – Boigny : L’épreuve du pouvoir (1960- 1980) – Frédéric GRAH MEL – CERAP, KARTHALA – pp 460-464

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