LA CAISSE DE STABILISATION, LA MEILLEURE ET LA PIRE DES CHOSES

L’INTERET D’UNE CAISSE DE STABILISATION

L’une des actions par lesquelles elles cherchèrent à exprimer les objectifs qu’elles s’étaient assignés était le contrôle de la commercialisation des deux produits sur le marché mondial.  Dans ce cadre, elles se fixèrent d’organiser le rythme de sortie du café et du cacao sur le marché français, de manière à y adapter les offres à la demande. Le stockage fut le grand instrument de cette politique, même s’il ne concernait que le café, le cacao étant un produit périssable. Un certain nombre de maisons de commerce sélectionnées achetaient le café au prix fixé par l’administration et à une quantité maximum de 40 000 tonnes. Elles le stockaient pour une durée moyenne de trois mois, qui pouvait être indéterminée pour éviter les ventes massives et les spéculations. La Caisse payait à ces maisons des frais mensuels de stockage et de perte en magasin, évalués pour l’année 1956 à 1,35 franc CFA par kilogramme. Elle s’engageait en outre à régler à la maison de commerce les pertes dues à une vente éventuelle du café en dessous de 85 francs, celle-ci s’engageant pour sa part à reverser à la Caisse la quasi-totalité du surplus, quand le produit était écoulé à un prix mondial supérieur à 105 francs CFA.

  Cette politique s’imposait d’autant plus que le marché métropolitain était ouvert à beaucoup d’autres cafés. « La Côte d’Ivoire n’est pas seule sur le marché », s’inquiétait, déjà en 1957, le quotidien abidjanais La Concorde. « Guinée, Togo, Cameroun et surtout Madagascar pour sa nouvelle récolte profitent de la raréfaction de nos offres pour vendre leurs cafés (…) Il y’a aussi le Brésil, qui entend voir augmenter ses exportations sur la France (Si tu me prends mon café, je te prends tes tracteurs Renault, etc.).  Enfin contrastant fâcheusement avec sa politique de soutien des cours des produits d’outre-mer, le gouvernement français accorde des licences d’importations de cafés étrangers avec un pourcentage de triages (Congo Belge, Angola. Indonésie) dont les prix sont plus intéressants que les nôtres malgré des droits de douane plus élevés (20%).  Pauvre Côte d’ivoire si isolée dans le grand cirque de la concurrence mondiale. Tout le monde veut vendre son café. Chacun veut vendre moins cher que le voisin. La lutte pour la baisse des prix de revient est engagée. Le Kenya supprime les droits de sortie pour se placer sur le marché, et nous, nous voulons vendre plus cher, sur notre bonne mine. >>

      Le contrôle était plus strict encore sur les marchés entre autres que français. Là, les Caisses de stabilisation veillaient à ce que soient respectés des prix minima de vente, et elles imposaient, pour toutes les exportations autorisées, le rapatriement intégral du montant des devises étrangères correspondant aux cours minima de vente fixe. Une fois ces revenus rapatriés, elles disposaient de moyens pour jouer, à la traite suivante, un rôle de régulation en appliquant un système de compensation dont le but était d’assurer au producteur une rémunération stable.

Pour faire fonctionner le système, l’administration   établissait chaque année, en accord avec les chambres consulaires, une fourchette de prix, qui avait pour but de baliser les opérations.  L’assemblée générale de la Chambre d’Agriculture et d’industrie du 23 janvier 1956 avait par exemple fixé, pour les deux produits, une fourchette allant de 85 à 105 francs CFA. Si les cours du marché mondial tombaient en dessous du prix plancher, les Caisses devaient payer des primes aux producteurs pour compenser la différence entre le prix d’achat et 85 francs. S’ils se situaient entre les deux prix, c’est-à-dire entre 85 et 105 francs CFA, la Caisse du café était autorisée à faire du stockage pour soutenir les cours. Si les cours étaient supérieurs au prix plafond, les Caisses recevaient un pourcentage sur les surplus : 25 % entre 120 et 140 francs, 33 % au-dessus de 140 francs.

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À l’indépendance de la Côte d’ivoire en août I960, au moment où les fils et les filles de ce pays reçoivent la responsabilité pleine et directe des affaires nationales, se pose le problème du maintien des Caisses de stabilisation. Faut-il les démanteler ? Faut-il les conserver ? Alors qu’aucune raison objective ne plaide en faveur de la première option, trois arguments majeurs soutiennent la seconde.

Le premier tient à l’expérience acquise par les deux organismes. Les Caisses ont déjà cinq années d’existence en 1960. Elles ne sont pas riches du seul savoir-faire des structures qui avaient préparé de longue main leur avènement, mais du leur propre. Elles ont en effet géré la commercialisation de tonnages de café et de cacao qui n’avaient jamais été plus importants depuis que la Cote d’ivoire s’était lancée dans l’exploitation de ces cultures. Avant leur création, c’était seulement en 1943 que le café avait représenté 71% de la valeur totale des exportations ivoiriennes.  Le Compte du Café même n’existait pas encore.  Depuis cette date, seule l’année 1954 avait vu cette valeur bondir à 60,3 %. Les taux ne seraient jamais aussi importants avant la mise en place des Caisses.  À partir de l’avènement de celles-ci en septembre 1955, le café représente en moyenne 55 % de la valeur totale des exportations ivoiriennes, le cacao en moyenne 25 %.  La commercialisation annuelle de pourcentages aussi importants ne peut que donner une bonne expérience du négoce international. Pourquoi ne pas mettre celle-ci au service du jeune pays ? L’indépendance suffisait- elle à justifier que ce qui avait été bénéfique à la colonie devînt nuisible au pays libre ? Houphouët ne fut pas le dernier à comprendre que semblable vue eût été une bévue.

   Le deuxième argument en faveur de la survivance des Caisses au- delà de l’époque coloniale est conjoncturel. Il est lié à la fluctuation des cours du café dans les années 1957-1960.  Si le prix de ce produit a connu des hausses considérables en 1957 et 1958, il accuse un tel affaissement en 1960 que le revenu du planteur ivoirien calculé en fonction du cours de New York plafonne cette année-là à 17 francs cfa le kilo.  C’est un niveau où la culture du produit cesse simplement d’être rentable.  La conjoncture ainsi créée pose à l’homme politique une question élémentaire : est-il judicieux de faire entrer le planteur dans l’indépendance les mains vides, alors que les dernières campagnes de l’époque coloniale l’avaient laissé sans souci financier ? Il n’est pas difficile d’imaginer ce que peut être la réponse d’un jeune chef d’État, qu’il fut de Côte d’Ivoire ou d’ailleurs, à une telle interrogation.  La stabilisation, notamment à travers les mesures de régularisation des prix appliquées au niveau du planteur, est le moyen par lequel la filière continue de présenter de l’intérêt pour les opérateurs nationaux. Houphouët, lui-même opérateur dans le secteur depuis les années 20, est bien placé pour voir qu’abandonner un tel système, c’est simplement lâcher la proie pour l’ombre.

Le dernier aigument en faveur du maintien des deux Caisses tient à la difficulté de laisser le planteur seul face au marché international. Même une élite versée dans l’agriculture comme l’était l’élite ivoirienne de 1960 restait à l’image de l’ensemble de la masse paysanne : elle manquait de formation dans le domaine très pointu du commerce international. Pour elle comme pour la totalité des planteurs, il était vital de s’appuyer sur un organisme spécialisé dans la stabilisation des prix, exercé à intervenir sur les marchés extérieurs, rompu aux épreuves de la compensation des prix de vente entre différents marchés, et capable, à la fin, de garantir au planteur un revenu rémunérateur sur plusieurs campagnes de commercialisation.

    C’est à cette conclusion qu’a visiblement abouti Houphouët en accédant au pouvoir en août 1960.  Dix-huit mois après les fêtes de l’indépendance, dès que les urgences et les contraintes de la période lui laissent un peu de répit, il décide de se pencher sur le dossier des Caisses. Sa réflexion vise un double objectif : la recherche d’une plus grande solidarité des producteurs de café et de cacao, le renforcement de l’autorité des deux organes.

La conjoncture de 1960 n’est pas pour peu dans les mobiles qui lui imposent l’impératif de la solidarité des producteurs.  C’est une année où la Caisse du café, particulièrement appauvrie, est obligée de recourir à des prêts auprès du Fonds national de régularisation.  Quant à la Caisse du cacao, plutôt florissante la même année, elle est appelée à cautionner les emprunts de la Caisse sœur par des dépôts auprès du même Fonds.  La situation ne va pas sans entraîner quelques complications dans la gestion comptable des deux Caisses. Elle soulève surtout la question du bien-fondé de l’intermédiation d’un Fonds national de régularisation, lui-même alimenté de la manière que l’on vient de voir.  Ne serait-ce pas plus simple d’abandonner le principe de l’autonomie de gestion et de financement de chaque Caisse ? Non seulement cela permettrait de puiser dans les fonds de réserve de l’une pour aider à assurer l’équilibre financier de l’autre en cas de déficit, en outre le regroupement donnerait naissance à une institution plus solide, plus forte.

    C’est l’idée à laquelle Houphouët se rallie en fin de compte. Il fait connaître son choix en acceptant de signer, le 8 février 1962, le « décret n° 62-37 portant réorganisation et fusion de la Caisse de stabilisation des prix du café et de la Caisse de stabilisation des prix du cacao en une « Caisse de stabilisation des prix du café et du cacao ” ».

Les deux anciennes Caisses avaient chacune à leur tête une direction collégiale de douze membres, qui se donnaient certes un président et un vice-président, mais c’était l’ensemble du comité de gestion qui était collectivement nommé par un même arrêté du chef du territoire : « La liste des membres (du comité de gestion) fait l’objet d’un arrêté du chef du territoire », précisait clairement l’article 1er des décrets portant création de chacun des deux organes.  Dans ce comité, les intérêts privés étaient représentés par quatre producteurs et quatre exportateurs, et les intérêts publics, par deux représentants de l’administration, désignés par le chef du territoire, et deux conseillers territoriaux, désignés par l’Assemblée territoriale.

In Félix Houphouët – Boigny : L’épreuve du pouvoir (1960- 1980) – Frédéric GRAH MEL – CERAP, KARTHALA – pp 451-456

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