LA CAISSE DE STABILISATION, LA MEILLEURE ET LA PIRE DES CHOSES

Création de l’institution

Si des investissements substantiels peuvent être injectés chaque année depuis 1960 dans la construction d’un réseau de routes utiles à la fluidité de l’économie, si des financements importants peuvent être mobilisés pour la mise en place d’un tissu industriel digne de ce nom, si des budgets considérables peuvent être sans cesse dégagés pour la création de centres urbains nouveaux, c’est largement parce que la Côte d’ivoire dispose d’une régie d’une exceptionnelle efficacité, la Caisse de stabilisation et de soutien des prix des productions agricoles.

La création de cette institution, contrairement à ce que croyaient beaucoup, n’est pas le fait d’Houphouët même.  C’est à tort qu’un Pierre Péan par exemple, évoquant la remarquable expansion de la Côte d’ivoire dans les années 70, a écrit que « le centre névralgique de ce développement accéléré a été la Caisse de stabilisation et de soutien des prix des produits agricoles, (…) créée par le “Vieux  » et toujours animée par lui ». Le mérite de l’homme vient moins d’une paternité sur cet organisme que du fait d’avoir su bâtir, à partir d’une institution dont les origines remontent à 1946, un formidable système de financement public, d’une remarquable utilité pour le progrès de son pays et même pour celui d’un certain nombre de pays africains.

       La Caistab a eu quatre précurseurs. Il y avait eu d’abord le Compte du Café et le Compte du Cacao, ouverts tous les deux le 20 décembre 1946 dans les écritures du Trésorier général de l’AOF par le gouverneur général René Barthes. Ces deux comptes étaient des fonds hors budget, rendus nécessaires par le besoin de supporter un certain nombre de dépenses autour du café et du cacao.  Il fallait par exemple financer la recherche sur le café en Côte d’ivoire, les frais de transport du café et du cacao vers les centres commerciaux, la prise en charge de certains droits fiscaux de sortie des deux produits, les ristournes aux producteurs et, d’une façon plus générale, les dépenses spéciales de soutien en faveur du développement de la production des deux produits. C’était loin d’être des charges négligeables.

Pour y faire face, les deux Comptes avaient les mêmes ressources. Ils bénéficiaient de versements du Budget général représentant des surtaxes ou des majorations spéciales de droits fiscaux de sortie sur les deux produits. Ils recevaient également la différence entre les prix de vente réels à l’étranger et les prix homologués du marché national, majorés des frais spéciaux.  Ils pouvaient être enfin crédités de subventions éventuelles des exportateurs, des sociétés de prévoyance ou d’autres organismes.

Le troisième précurseur de la Caistab n’apparaîtrait que huit ans après les deux premiers, et c’était lui qui imposerait l’appellation explicite de Caisse de stabilisation. C’était une initiative du ministre de la France d’Outre-mer d’alors. Le 14 octobre 1954, Robert Buron fait adopter en conseil des ministres le décret n° 54-1021 qui élargit à tous les produits et à tous les territoires d’Outre-mer, ainsi qu’aux territoires sous tutelle du  Togo  et du  Cameroun,  le principe de la création d’établissements publics dotés de la personnalité civile et de l’autonomie financière,  explicitement dénommés Caisses de stabilisation,  et destinés à la fois à régulariser les cours de certains produits et à en faciliter les conditions d’écoulement .

   Comment les caisses de stabilisation doivent – elles procéder ? L’article 1er du décret stipule qu’elles sont habilitées à collecter et gérer l‘ensemble des ressources qui doivent leur revenir et à en redistribuer le montant aux producteurs, dans des conditions propres à régulariser le prix d’achat des produits intéressés. C’est l’article 4 qui définit les ressources de ces Caisses.  Il en cite quatre :  les contributions ristournes ou redevances calculées sur la valeur du produit à l’exportation, les contributions, ristournes ou redevances découlant de conventions passées avec les personnes physiques, les groupements professionnels ou les sociétés, le revenu des fonds placés au Trésor, les soldes créditeurs des institutions et des comptes hors budget, appelés notamment « Compte », “Fonds » ou “Caisse de soutien » se rapportant à la production considérée. On voit que les ressources des comptes du Café et du Cacao et celles des Caisses de stabilisation tout comme leurs obligations se recoupent largement, l’unique différence tenant à la mission explicitement affirmée des Caisses de régulariser les cours des produits concernés.

        Le quatrième et dernier précurseur de la Caistab est le Fonds national de régularisation des cours des produits d’Outre-mer.  A sa création le 2 février1955, Robert Buron n’est plus en charge de la France d’Outre-mer, mais sa position n’est guère moins déterminante dans l’appareil d’Etat.  Il est ministre des Finances, des Affaires économiques et du Plan, sous la présidence du Conseil de Pierre Mendès-F rance, et on peut penser qu’il n’a pas ménagé son soutien à son collègue Jean-Jacques Juglas de l’Outre-mer, initiateur d’un projet dont l’essence ne lui est pas étrangère.

Le Fonds, comme l’indique l’article 2 de son décret fondateur, n’a pas d’autre objet que d’assurer une régularisation des cours des productions agricoles des territoires relevant du ministère de la France d’Outre-mer.  Ses opérations doivent être accomplies dans ces territoires au bénéfice des producteurs.  Et l’article précise qu’il ne pourra intervenir que lorsque le cours de l’une des productions concernées se trouvera en dessous d’un montant fixé par campagne, par arrête conjoint du ministère de la France d’Outre-mer, et du ministère des Finances, des Affaires économiques et du Plan.

Les recettes du Fonds sont de trois ordres : des versements effectués par les territoires d’Outre-mer ou par des organismes intéressés à la régularisation des cours des produits d’Outre -mer ; des dépôts ou versements autorisés par les comités de gestion des Caisses stabilisation nées du décret du 14 octobre 1954 toutes autres catégories de ressources préalablement autorisées par les ministères de la France d’Outre-mer et des Finances.

Les Comptes du Café et du Cacao de décembre 1946, les Caisses de stabilisation d’octobre 1954 et le Fonds national de régularisation des cours des produits d’Outre-mer de février 1955 seront donc l’environnement matriciel de la Caisse de stabilisation des prix, du café et de la Caisse de stabilisation des prix du cacao en Côte d’ivoire. Prenant appui sur les bases existantes, ces deux institutions naissent le même jour, le 30 septembre 1955, sous l’impulsion de Pierre-Henri Teitgen, ministre de la France d’Outre-mer dans le Conseil présidé par Edgar Faure.  Elles ont chacune trois objectifs : la régularisation du prix d’achat aux producteurs, la recherche et l’application de toutes mesures propres à améliorer la qualité et réduire les frais grevant l’écoulement du produit sur les marchés extérieurs, l’exécution de programmes d’action spéciale directe en faveur du développement et d’une meilleure productivité de la culture des deux produits.

Les deux Caisses sont alimentées par deux sortes de ressources : les contributions, ristournes ou redevances publiques ou privées dont le bénéfice leur serait attribué dans les conditions fixées par l’article 4 du décret n° 54-1021 du 14 octobre 1954 ; le revenu des fonds déposés au Trésor et au Fonds national de régularisation des produits d’outre-mer.

La création de ces deux organismes n’a rien d’étonnant.  Très tôt, l’administration avait spécialisé chacune des colonies à vocation agricole d’Afrique de l’Ouest dans des cultures de spéculation précises Le Sénégal devait produire de l’arachide, la Guinée, de la banane et des mangues, le Dahomey, de l’huile de palme, et la Côte d’ivoire, du café et du cacao C’était le moins que la commercialisation fût organisée une fois ces cultures parvenues en phase de production. Cette organisation intéressait les pouvoirs publics en Côte d’ivoire plus que partout ailleurs. Ailleurs en effet, une certaine part des produits cultivés pouvait trouver preneur sur le marché local. La consommation locale du café et du cacao était en revanche nulle au pays d’Houphouët-Boigny.  La totalité de la commercialisation concernait le marché extérieur, où la demande était d’ailleurs très encourageante dans les années 50. Pierre Messmer n’assurait-il pas en 1954 que les États Unis d’Amérique demandaient 21 millions de sacs de café en 1953, alors qu’ils n’en consommaient que 12 millions à la veille de la guerre, et que la demande mondiale de cacao, toujours en 1953, était de 800 000 tonnes pour une offre qui plafonnait à 710 000 tonnes ?

   Déjà les Comptes du Café et du Cacao avaient donné la preuve de structures lucratives, susceptibles de mobiliser des fonds considérables et de contribuer de façon décisive au développement du territoire de la Côte d’ivoire. Leur fonctionnement imposait, sur les ventes de chacun des deux produits, le prélèvement d’une taxe de sortie dont une partie était versée au budget de l’AOF, l’autre partie revenant à chacun des deux Comptes.  On sait qu’à partir de 1950, ces prélèvements étaient passés à 15 %, 10 % alimentant les caisses de l’AOF et 5 % celles de chacun des deux Comptes. Ils avaient financé, entre 1950 et 1954, près de deux milliards et demi d’investissements en Côte d’ivoire, principalement dans le secteur agricole, mais aussi dans la construction et l’entretien des routes.  Ce n’étaient donc pas des structures insignifiantes.  Les performances des Caisses de stabilisation seraient plus considérables encore.

In Félix Houphouët – Boigny : L’épreuve du pouvoir (1960- 1980) – Frédéric GRAH MEL – CERAP, KARTHALA – pp 447-451

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