FETES TOURNANTES ET CONSTRUCTION DES VILLES

L’histoire Des Fêtes Nationales

On se souvient que l’hôtel Ivoire faisait prêter à Abidjan le rôle d’un pôle multinational. Le célèbre établissement n’était pas le seul dans cette fonction. C’était d’abord la croissance de la ville elle – même qui la destinait à la lumière. Avantagée par un développement qui n’avait pas cessé d’être spectaculaire, depuis les années cinquante, elle était devenue capitale vingt années plus tôt, prenant le relais de Bingerville.

 À cette époque, son cœur et ses banlieues naissantes ne regroupaient que dix mille habitants, qui pouvaient s’occuper le soir à tirer la perdrix, n’imaginant guère qu’ils arpentaient les espaces où surgiraient plus tard immeubles audacieux et boulevards bruyants.

En 1950, l’ouverture d’un port en eau profonde donne le départ d‘un fulgurant développement à une agglomération qui désormais peut avoir un commerce régulier avec le reste du monde. La construction du pont Houphouët-Boigny en 1959 introduit plus d’échanges et plus de mouvements dans la cité, et la décennie s’achève par une explosion démographique extraordinaire, favorisée à la fois par l’implantation d’un nombre croissant de petites et moyennes entreprises et l’ouverture d’une quantité considérable d’établissements scolaires. En 1960, la population d’Abidjan, venue des quatre coins du pays et d’au – delà, est estimée à deux cent mille âmes.

Dès cette époque, la capitale dispose de toutes les infrastructures nécessaires à l’organisation d’une fête nationale remarquable. Il n’y manque pas de vastes artères bitumées pour recevoir les défilés les plus majestueux, de palais nationaux pour héberger des réceptions et des vins d’honneur somptueux, de stades omnisports pour abriter des manifestations culturelles gigantesques, de plans d’eau pour recevoir des jeux et des feux d’artifice superbes.  Pourtant, Abidjan ne parviendra pas à mettre racine au pied des autorités.  Il est vrai qu’Houphouët avait déploré, dans la même période, la relation de toute l’économie nationale à une ville où se trouvait concentré l’essentiel des activités de type moderne.  En fait, Abidjan ne susciterait jamais chez lui des effusions ardentes.

Le voici par exemple face à ses compatriotes le 31 décembre 1970. Invitant instamment les jeunes à sortir de leurs villes pour se rendre en grand nombre sur les lieux où se fait la Côte d’ivoire de demain, il les exhorte à savoir « une fois encore qu’Abidjan n ‘est pas toute la Côte d’ivoire et que notre patrie ne se réduit pas aux minorités comblées ». Quatre ans plus tard, le propos n’a pas changé, une visite dans le département d’Odienné lui donnant une nouvelle occasion de s’offusquer des travers qu’Abidjan répand au sein des cadres du pays. « J’estime (…) choquant, s’écrie-t-il, que le climat d’affairisme qui se développe à Abidjan, et qui est pour partie la conséquence d’une prospérité liée d’abord au labeur et au courage de la majorité paysanne, se perpétue aux dépens de cette majorité et pour le bénéfice d’une minorité urbaine dont les responsabilités administratives et économiques paraissent beaucoup plus souvent s’exercer à des fins personnelles  ou  partisanes  qu’au  profit  de  préoccupations  de  service public et d’intérêt général. »

Pourquoi la suspicion dans laquelle le président tenait Abidjan ne signifierait-elle pas le souhait de voir émerger d’autres pôles urbains, susceptibles d’apporter le bénéfice du développement à tous les Ivoiriens sans étouffer la capitale ? C’est en tout cas trois années seulement après l’indépendance qu’il dévoile ses intentions envers les villes de l’intérieur de la Côte d’Ivoire. Le 28 juillet 1964, il informe le bureau politique du PDCI – RDA de sa décision de ne plus célébrer la fête nationale à Abidjan qu’une fois tous les cinq ans. Et il charge le secrétaire général du parti de porter cette innovation et ses mobiles à la connaissance de la population.

    Voilà donc Philippe Yacé, quelques jours plus tard, devant la presse nationale. Ses premiers arguments tiennent à des considérations de calendrier : « Notre Constitution est formelle : les élections au niveau de toutes les institutions de l’Etat ont lieu tous les cinq ans. En un mot, l’Etat fait peau neuve tous les cinq ans (…) Avec des fêtes brillantes l’année suivant ces élections, c’est toute la nation qui repartira dans l’allégresse, pour une nouvelle tranche de labeur de cinq ans (…) Dans cet ordre d’idées, la prochaine fête nationale à Abidjan sera célébrée non pas le 7 août 1965, mais le 7 août 1966, car les élections auront lieu en novembre 1965. »

Le secrétaire général du PDCI RDA se lance ensuite dans des explications d’ordre économique : « Vous conviendrez ; avec moi qu’il n’est nullement question, pour un jeune pays comme le nôtre, de s’offrir le luxe, tous les ans, d’une fête grandiose à Abidjan. »

L’argument que Philippe Yacé a gardé pour la bonne bouche apporte à la fois surprise et satisfaction à un grand nombre de ses compatriotes « Les chefs-lieux des différents départements, explique-t-il, tireront des avantages certains de ces manifestations itinérantes. Ce fait nouveau impose au gouvernement de doter ces capitales de l’intérieur d’un équipement complet – je pense à des tribunes qui seraient installées une fois pour toutes, d’activer les travaux d’édilité, de construire un ou plusieurs hôtels, en un mot de fournir à ces villes une infrastructure adéquate. Autant d’avantages que ces villes auraient attendus longtemps si l’on devait toujours se transporter à Abidjan »

 Et il conclut en indiquant que cette année 1964, c’est Bouaké, deuxième ville de la Côte d’ivoire, qui accueillera les festivités. « Après Bouaké, précise-t- il, ce sera clans l’ordre, Korhogo, Daloa, Man, Abengourou. »

La métropole du centre, prévenue de son nouvel office quelques jours seulement avant le 7 août, n’a pas le temps de faire vraiment peau neuve. Pour elle moins que pour ses suivantes, se vérifiera l’intention d’Houphouët de prendre appui sur les fêtes nationales itinérantes pour équiper les villes de l’intérieur de la Côte d’ivoire. Pour l’essentiel, c’est la profusion des couleurs nationales dont les rues font parade qui donne à Bouaké son air de fête. Cette toilette n’en est pas une, au dire de certains témoins, dans une ville où l’orange, le blanc et le vert du drapeau national sont déjà présents à foison, à travers la latérite des rues, le badigeon des murs et la verdure des jardins.

Si Houphouët ne peut pas, en cette première fête tournante, s’appuyer sur une seule création d’infrastructure nouvelle pour faire l’éloge de son attention envers le développement de l’arrière-pays ivoirien, cela ne l’empêche pas de répéter un défi qu’il avait lancé une demi-douzaine d’années plus tôt, à savoir qu’en dix années au plus tard, le dernier taudis aurait disparu de la Côte d’ivoire. C’est en avril 1958 qu’il avait pris ce pari pour la première fois, en présence du Premier ministre du Ghana, Kwame Nkrumah, qu’il recevait à Abidjan. Peut-être voyait-il qu’en 1968, son annonce ne serait pas encore accomplie, et qu’il fallait fixer assez tôt une nouvelle échéance pour empêcher ses détracteurs de le prendre au mot.

En répétant ce défi en 1964, il était moins conforté par la physionomie de Bouaké que par celle de son village natal. C’était d’ailleurs là qu’il s’était exprimé, devant des journalistes de la presse internationale qui, comme lui, venaient de prendre part aux manifestations du 7 août à Bouaké. Yamoussoukro avait amorcé sa modernisation dès les années 1950, sous la houlette d’un homme qui était alors l’ami, le confident, le factotum d’Houphouët, Ladji Sidibé.

In Félix Houphouët – Boigny : L’épreuve du pouvoir (1960- 1980) – Frédéric GRAH MEL – CERAP, KARTHALA – pp 405-409  

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