LA CONQUÊTE DE L’ENERGIE

PARTIE 3 : LES DIFFICULTES LIEES A LA PRODUCTION ENERGETIQUE

Houphouët avait donné le premier coup de pioche du chantier le 14 novembre 1969. Trois ans plus tard, au mois d’octobre 1972, est mis en service le premier des trois groupes turbo-alternateurs de la centrale de Kossou, d’une puissance de 70 MW. Et, un mois après, le 18 novembre, le président revient sur les lieux pour procéder en fanfare à l’inauguration du barrage.  Les deux derniers groupes, d’une puissance unitaire équivalant à celle du premier, ne fonctionnaient pas encore. Le deuxième ne serait mis en marche qu’en décembre 1972, et le troisième en février 1973.

À cette date, les eaux contenues par la digue venaient à peine de dépasser la cote minimale d’exploitation, fixée à 186 mètres. On était donc loin des 29 milliards et demi de mètres cubes d’eau qui, avait-on dit, formeraient alors un lac de 180 km de longueur, 60 km maximum de largeur, et recouvriraient une superficie de 1710 km², soit trois fois la surface du lac Léman.  Ce résultat était projeté pour l’échéance de 1978.  Kossou donnerait alors, avait-on prévu, une production annuelle d’énergie atteignant en toute saison 535 GW/h, soit une fois et demie la consommation totale de la Côte d’ivoire en 1968.

Ces prévisions ont-elles été respectées ? Hélas non.  Le barrage ne s’est jamais bien rempli.  Non seulement la sécheresse a entraîné une pluviométrie capricieuse dans les années ultérieures, néfaste à l’efficacité de l’ensemble des fleuves ivoiriens, en outre, de nombreuses interventions humaines, insuffisamment prises en compte dans les études, ont eu un impact négatif considérable sur la rentabilité du fleuve Bandama.

Lambert Konan, directeur général de l’EECI, avait incriminé, à l’époque, la réalisation anarchique de barrages agricoles en amont des usines hydroélectriques.  « Généralement, avait-il expliqué, ces retenues sont édifiées après les études de conception des usines, de sorte que leur influence n’est pas prise en compte dans la détermination de leurs caractéristiques ». Se référant à une étude réalisée par le BNETD en 1976, il précisait que « les barrages en amont du lac de Kossou réduisent les apports d’eau dans ce lac de 22,5 % ». Et il ajoutait : « Compte tenu de l’existence de nombreux autres prélèvements (stations de pompage, aménagement avec prise au fil de l’eau), la réduction des apports peut être estimée à plus de 25 %, ce qui correspond à une diminution de la production annuelle de l’usine de Kossou de 60 millions de kWh. Sur le Bandama, le débit en aval du barrage de Ferkessédougou par exemple est nul pendant les saisons sèches. Il n ’existe pas, à notre connaissance, une réglementation pour l’exploitation des eaux.  Il est temps non seulement qu’une telle réglementation soit préparée et appliquée, mais qu’un organisme qui veille à l’application de celle-ci et gère les eaux soit mis en place pour le bonheur de tous les utilisateurs ».

Cette situation a eu pour conséquence de ne jamais favoriser la réunion des 5 milliards de m3 d’apports hydrauliques nécessaires pour que le barrage de Kossou soit rentable. Seuls 3 milliards de mètre cube d’eau ont été enregistrés en 1972, 2,7 milliards en 1973, 3,2 milliards en 1974, 4,3 milliards en 1975, 1,6 milliard l’année suivante. 1.9 milliard en 1977, 1,6 milliard en 1978, et 4,9 milliards en 1979.

La faiblesse des eaux du fleuve était l’accablant constat que faisait Fraternité Matin encore en 1983, dans une enquête réalisée à l’occasion du 10ème anniversaire de la mise en service du barrage. « Du II au 21 mai dernier, écrivait le journal, nous avons visité Kossou depuis les turbines jusqu’à Béoumi. Nous avons découvert le triste spectacle d’un Bandama affecté par la longue sécheresse de cette année. L’eau s’est retirée dans son lit. Le fleuve dominé par les troncs d’arbre a tellement baissé de niveau que les agents des Eaux et Forêts chargés de [a surveillance du lac ont peur de sortir en hors-bord motorisé. »

  Si la production énergétique n’a pas été à la hauteur des attentes, en revanche l’impact de la réalisation sur le milieu socioculturel été réel. On attendait que se produise, dès le début du chantier en 1969, une métamorphose totale de la physionomie de région. On prévoyait notamment l’immersion de plusieurs centaines de villages (200 selon l’enquête de Fraternité Matin), l’inondation de 20 000 hectares de plantation, la disparition de plusieurs voies de communication, le déplacement forcé de 75 000 personnes, ‘obligation pour quelque 100 000 personnes conservant leur terroir et leur village d’accueillir une partie de la population sinistrée.

Ces bouleversements n’ont pas manqué de se produire, entraînant les préjudices et les nuisances que l’on peut imaginer. Certes, le pays de San Pedro, qui était en pleine colonisation à la même époque et ne demandait qu’à être occupé, offrait une excellente destination aux populations déplacées.  Mais celles-ci ne furent pas particulièrement ardentes à se ruer vers l’ouest : sur les 23 000 personnes qui étaient à réinstaller avant la montée des eaux en mars 1971, seules 2000 selon l’AVB, 5000 selon l’ARSO, ont choisi l’immigration vers le sud- ouest.

C’était assez dire les réticences de ces populations.  Houphouët a raconté comment il avait dû lui-même affronter des habitants de la région mécontents et attristés de voir les eaux recouvrir les tombes de leurs aïeux. Pour les entraîner, a-t-il confié, il avait dû évoquer la mémoire de l’aïeule originelle, Abraha Pokou, qui avait jeté son fils unique, vivant, dans le fleuve Comoé ; il avait dû argumenter sur un sacrifice qui était infiniment plus accablant que   l’abandon des « dépouilles de nos morts » sous des eaux qui devaient apporter la lumière à tout le pays.

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     Pourtant, malgré les insuffisances du barrage de Kossou, la marche en avant et le raffermissement de la politique énergétique nationale n’allaient être ni interrompus ni même ralentis. Un coup de frein était d’autant moins envisageable qu’après la toute récente mise en service je ce barrage, on était encore loin de l’heure d’un bilan critique. En outre, la demande en énergie restait constante.  « En Côte d’ivoire, expliquait l’AVB, l’autorité qui avait la haute main sur l’aménagement de la région, le rythme de croissance de la demande d’énergie électrique est de l’ordre de 16 % par an, et ce rythme se maintiendra encore longtemps ». De ce fait, ce n’est pas seulement un quatrième projet qui sera conçu après Ayamé 1, Ayamé 2 et Kossou, mais, pour la première fois, simultanément trois : Taabo sur le même fleuve Bandama, Buyo et Soubré sur le fleuve Sassandra.

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    Pourquoi fallait-il barrer deux fois le même fleuve, comme à la Bia où l’on avait implanté Ayamé 1 et Ayamé 2, et au Sassandra où l’on envisageait de construire Buyo et Soubré ?  L’AVB a répondu à cette question en laissant entendre que cette approche n’était pas une spécificité ivoirienne. Trente-deux barrages, a-t-elle expliqué, ont été construits entre 1930 et 1960 sur le seul Tennessee aux Etats-Unis. Tous les grands fleuves du monde dont l’exploitation a été achevée ont été ainsi équipés de nombreux barrages. La raison en est simple.

In Félix Houphouët BOIGNY L’EPREUVE DU POUVOIR : La construction de la Côte d’Ivoire (1960-1993) – Chapitre 17 : La conquête de l’énergie – pp.378-381

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