LA CONQUÊTE DE L’ENERGIE

PARTIE 1 : LA PROBLEMATIQUE DE L’ALIMENTATION EN ENERGIE

 Le samedi   30   décembre   1967, le   vice-président   des   États-Unis Hubert Humphrey se trouve à Abidjan pour un séjour de quarante-huit heures. Dans la capitale de la Côte d Ivoire où il a atterri au cœur de la nuit, à 2h45, il démarre une tournée africaine de dix jours qui doit le conduire dans huit autres pays, le Liberia, le Ghana, le Congo- Kinshasa, la Zambie, l’Éthiopie, la Somalie, le Kenya et la Tunisie.

Le voilà, en fin de matinée, à la table de Félix Houphouët-Boigny avec lequel il vient d’avoir une heure et demie d’entretien en tête-à- tête. Le président s’adresse à lui, devant la centaine de convives qui les entourent.  « Je me plais à constater, lui dit-il, que nos relations ne cessent de s’améliorer et que la coopération américano-ivoirienne connaît une nouvelle impulsion dont mon pays, je crois, aura à se féliciter.

L’allocution est courte, et le président l’a achevée sans avoir été plus précis.  Que veut-il dire à travers ces mots sibyllins ? On n’aura la réponse à cette interrogation qu’à la fin de la visite du haut responsable américain, lorsque sera rendue publique la nouvelle de l’octroi c un crédit de son pays en faveur d’un barrage hydroélectrique devant être construit en terre ivoirienne, à Kossou.

  La presse du lundi matin fait en effet savoir que la banque import – export d’Amérique a autorisé un prêt à long terme d’un montant 36,5 millions de dollars, pour un projet dont la partie énergie atteindra un coût total de 95 millions de dollars. Il est prévu, apprend – on encore, que vienne s’ajouter au prêt américain un prêt identique en provenance d’Europe. Le gouvernement ivoirien financera le reste, soit 22,571 millions de dollars.

    Cette annonce a-t-elle pu faire sentir à quel point les autorités ivoiriennes étaient attachées à l’impératif de l’équipement électrique de leur pays ? La situation dont Houphouët avait hérité en 1960 n’était pas des plus lumineuses. S’il est vrai que, depuis 1948, la société française EDF avait mené en Côte d’ivoire des études sur les ressources hydrauliques du territoire, on était resté pendant longtemps dans l’attente d’une suite concrète. Au point que les opérateurs économiques du territoire, en rencontrant un jour le ministre de la France d’outre­ mer, ne s’étaient point privés de lui manifester leur impatience.  Ce n’était pas sans une certaine exaspération que François Massièye, vice- président de la Chambre de Commerce, avait abordé le problème de la fourniture du territoire en énergie électrique le 30 novembre 1954, lors d’une conférence sur le travail en Côte d’ivoire présidée par Robert Buron.  « Il est de plus en plus indispensable, avait-il déclaré, de résoudre le problème de l’alimentation de la Côte d’ivoire en énergie électrique.  Sans mésestimer les mérites de l’énergie thermique des mers, il serait bon de doter le territoire de moyens éprouvés, et il apparaît que l ’équipement hydroélectrique constituerait la solution la plus rationnelle. Des études et des projets divers ont abouti au choix des chutes de la Bia pour l’installation d’une centrale qui pourrait alimenter les besoins croissants de l’agglomération abidjanaise et des autres centres.  La Chambre de Commerce souhaite vivement que les pourparlers engagés en vue de réaliser ce projet aboutissent rapidement, étant donné l’accroissement très rapide de la consommation. »

   Le président du Syndicat des entrepreneurs et industriels de la Côte d’ivoire, Pierre Chichet, avait donné, à cette même conférence, des chiffres qui visaient à montrer plus clairement encore combien l’urgence était incontestable. « La consommation de courant à Abidjan, avait – il indiqué, est passé de 900 000 kilowatts en 1946 à 6 millions de kilowatts en 1953. Malgré notre contribution financière importante au budget de l’AOF, notre territoire au point de vue énergie ne dispose que de 11% de la production totale fédérale. Par contre notre voisin, la Gold Coast, a un programme d’électrification important. Il paraît urgent de poursuivre les études en cours des chutes de la Bia, car la consommation a augmenté à Abidjan de 70% pour l’année 1954 par rapport à l’année 1953. On peut prévoir en 1955 une augmentation de 50% par rapport à 1954. »

 Les opérateurs économiques de la Côte d’ivoire avaient posé, ce 30 novembre 1954, un problème majeur. L’énergie a été, de tout temps et sur la terre entière, un adjuvant inévitable de l’homme dans son travail, et même dans sa vie. L’utilisation du courant des fleuves pour entraîner des troncs d’arbres vers les sites habités, l’asservissement de la force des animaux de trait aux besoins en transport des humains, la combustion du bois pour produire de la lumière ou cuire des aliments sont quelques-uns des usages de 1 énergie, répandus chez nous depuis la lointaine époque de nos lointains ancêtres.

Les économies du monde moderne ont un besoin plus avide encore de la ressource énergétique, plus spécifiquement de l’énergie électrique et du combustible fossile qu’est le pétrole. L’utilité de ces deux sources d’énergie est triple : elles sont essentielles dans la production industrielle, nécessaires aux progrès de l’agriculture, indispensables à la qualité de la vie des populations. Le caractère obligatoire aussi bien de l’électricité que du pétrole dans la vie du monde moderne fait de ces deux ressources deux éléments de politique économique qu’aucun pouvoir moderne ne peut négliger. De ce fait, le dossier de l’énergie est l’un de ceux auxquels Houphouët doit s’attaquer en priorité, en arrivant aux affaires à la tête de son pays en 1960.  Qu’a-t-il trouvé dans ce domaine ? Que fera-t-il ?

    En fait, en accédant au pouvoir en 1960, l’homme n’est pas dans une ignorance totale du casse – tête de l’approvisionnement énergétique de la Côte d’Ivoire. Le sujet avait été au cœur des préoccupations que lui avaient exprimées les mêmes opérateurs économiques lorsque, après son entrée au gouvernement de Paris en février 1956, il avait effectué, fin avril, son premier retour au pays natal en tant que ministre. Reçu chaleureusement, le 29 avril 1956, à la chambre de Commerce d’Abidjan, il n’avait pu donner qu’une réponse embarrassée à l’insistance de ses hôtes. « Il va de soi que si les efforts s’orientent plutôt vers la modernisation de la production rurale, s’était – il borné à dire, l’équipement de base ne peut être négligé. Les travaux routiers et portuaires sont et seront poursuivis et l’équipement hydroélectrique de la Bia, en fournissant de l’énergie à meilleur compte, atténuera un des obstacles qui s’opposent au développement rapide de l’industrialisation. »

N’étant pas en charge du département de la France d’outre-mer ni de celui de l’Économie et des Finances, quel discours pouvait-il tenir d’autre que convenu et général, voire évasif ? La situation avait eu cependant un avantage, celui de sensibiliser immédiatement Houphouët à l’urgence du dossier de l’énergie électrique dans son pays. Il ne pourrait hélas rien faire de notable, en dehors du recrutement, pour la construction du barrage d’Ayamé 1, d’un jeune Sénégalais de ses amis, du nom de Fal Cheick, ingénieur électricien formé à Sup-Élec u qui venait de boucler six années de présence et d’expérience à l’EDF.

Le barrage d’Ayamé 1, commencé en fin de compte en 1957, avait été mis en service en novembre 1959. Construit sur la Bia, pour un investissement total de 2,6 milliards de francs CFA, il crée une retenue d’eau de 800 millions de 3m.  La centrale est équipée de deux turbines d’une puissance unitaire de 13 580 CV et de deux alternateurs de 10 MW chacun. La production, qui doit osciller entre 200 GWhs en année normale et 150 GWhs en année sèche, se chiffre, en cette première année, à 59 GWhs, pour une demande ivoirienne totale qui culminait, à l’époque, à 57,2 GWhs. L’énergie produite est transportée par une ligne aérienne de 90kV s’étirant sur quelque 140 km en direction d’une sous – station ouverte, en novembre 1959 donc, à Abidjan Cocody.

In Félix Houphouêt BOIGNY  L’EPREUVE DU POUVOIR : La construction de la Côte d’Ivoire (1960-1993) – Chapitre 17 : La conquête de l’énergie – pp.369-373

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