UNE COUCHETTE POUR LES INVESTISSEURS : l’HÔTEL IVOIRE

PART 4 : LE POSITIONNEMENT DE L’EDIFICE

Parmi les réalisations économiques de Félix Houphouët-Boigny, le palace hôtel de Cocody n’est pas la plus négligeable.  Son intérêt n’égale certes pas celui de la CAISTAB ou celui de San Pedro. L’hôtel Ivoire n’en est pas moins une réalisation de toute première importance. Sa valeur s’apprécie à un triple point de vue.

L’établissement est d’abord important pour être un symbole tangible de ce que l’aide extérieure en général, l’aide de l’État d’Israël en particulier, permettront de réaliser en Côte d’ivoire.  Avant même que Félix Houphouët-Boigny ne devienne le premier magistrat de ce pays, on savait qu’il serait un président viscéralement attaché à la coopération internationale.  Son discours et son opinion sur cette question n’étaient ignorés de personne, à l’intérieur comme à l’extérieur.

Une fois parvenu aux affaires, il avait effectivement mis toute son énergie à solliciter et à mobiliser l’aide étrangère au profit des siens. Il s’appuyait sur un ensemble de moyens pour réaliser son pari. Dès 1959, il avait annoncé cinq leviers majeurs de sa politique de séduction des capitaux étrangers : la rigueur financière, l’honnêteté du système ivoirien des prix, une fiscalité raisonnable, la sécurité et la rentabilité des investissements réalisés.

 Certes, la France qu’il connaissait bien pour y avoir vécu pendant quinze ans, y avoir été député et ministre, et y avoir construit un réseau de relations solides, demeurait le pays dont il entendait appâter les investisseurs en priorité. Il avait été un temps ou il ne parlait jamais de ce pays sans évoquer flatteusement « la grande République sœur ». Mais il n’excluait pas de se tourner vers d’autres horizons et de diversifier les partenariats de son pays, notamment dans le camp occidental ou il avait résolument pris pied depuis qu’il avait lâché ses compagnons de route communistes en octobre 1950.

  Israël figurerait dans la phalange des premiers Etats qu’il aurait à cœur d’impliquer dans le développement de la Côte d’Ivoire. Il donnerait tout pour que ce pays soit présent en Côte d’Ivoire, y investisse autant que possible et donne l’exemple de ce que d’autres pays auraient à faire sur ce territoire.

L’hôtel Ivoire était important à un deuxième point de vue, l’hébergement des investisseurs que le gouvernement ivoirien souhaitait voir affluer dans le pays. Si le président Houphouët entendait allécher ces derniers par les mesures d’ordre économique qu’il annonçait dès 1959, il n’était pas insensible aux conditions concrètes de leur accueil sur le sol ivoirien.  Par conséquent il compléterait les mesures de politique économique pure par des dispositions de divers autres ordres.  C’était une bonne intention de vouloir attirer des investisseurs, mais comment les faire venir vraiment, si on ne pouvait leur offrir un espace approprié pour reposer la tête ?

Or à l’indépendance de la Côte d’ivoire, l’administration coloniale avait laissé un territoire remarquable par l’insuffisance de ses capacités d’accueil. D’après un expert-conseil en tourisme consulté en 1960 par le gouvernement ivoirien, la capacité hôtelière d’Abidjan, 14ème ville africaine et 2ème ville de l’Afrique noire française, avec plus de 212 000 habitants, se chiffrait à cette époque à 360 lits.  Il fallait la porter rapidement à 600 ou 700 lits pour répondre à une hausse annuelle du nombre de visiteurs que la direction d’Air France situait à environ 10 %. Le déficit de l’offre, écrivait cet expert, représentait « le goulot d’étranglement Ie étroit au développement non seulement de la ville mais de toute la Côte d’Ivoire. La fonction d’hébergement de la ville, poursuivait-il, dépasse donc le cadre urbain pour être une fonction nationale ». Et il concluait : « L’hôtel de Cocody que l’on construit est un établissement digne d’une grande capitale, et il s’avérait nécessaire de le construire. »

Cette conclusion était celle à laquelle Houphouët était parvenu dès son accession au pouvoir à Abidjan. Le samedi 7 septembre 1963, il était intarissable sur la relation entre l’édifice qu’il inaugurait et les capitaux étrangers, et son propos n’occultait justement pas la mention au cadre d’accueil des investisseurs. « Cet ensemble, disait-il, élargit (…) et renforce l’infrastructure de cette ville, qui voit ainsi ses chances accrues de devenir un pôle d’attraction pour les capitaux étrangers à la recherche d’un cadre prêt à les accueillir et à les faire fructifier rapidement. »

Pour que la gestion de l’établissement se fasse dans les règles de l’art et qu’elle garantisse aux clients le maximum de satisfaction, le président n’hésite pas à la mettre entre les mains de l’intercontinental Hotels Corporation. C’était cette société qui gérait le Ducor Hôtel de Monrovia. Pourquoi la Côte d’ivoire ne jouirait-elle pas aussi de son expertise ?

En 1963, la chaîne Intercontinental n’a que dix-sept années d’existence, mais déjà elle est précédée par la réputation d’une expérience unique au monde dans l’assistance hôtelière aux tout jeunes pays. Lorsqu’elle ouvrait en 1949 son tout premier établissement au Brésil, l’hôtel Grande de Belem, elle n’avait que quatre ans. Elle avait été créée en 1946, à l’initiative du gouvernement américain qui voulait voir disséminer des hôtels en Amérique latine pour promouvoir le tourisme dans les jeunes Républiques de ce sous – continent et, sans doute aussi, offrir un toit de passage aux investisseurs américains qui pouvaient être intéressés par le marché de ces pays.

  Pour faire aboutir son idée, le gouvernement américain s’était tourné vers le PanAM, principal agent de transports aériens entre les États – Unis et l’Amérique latine. A son tour, la compagnie aérienne s’était assuré l’assistance d’un groupe des plus éminents hôteliers américains, et c’était ainsi qu’était née cette filiale connue aujourd’hui sous le seul abrégé de l’intercontinental. Son président en exercice, Robert Huyot, et le président du conseil d’administration, John B.  Gates, étaient arrivés à Abidjan le vendredi 6 septembre 1963.

  Une des nouvelles annoncées à la presse par le premier était la nomination du Français Pierre L.  Monnet au poste de directeur de l’hôtel Ivoire.  Précédemment employé dans divers établissements en Suisse et à Monte-Carlo, ainsi qu’à Biarritz, à Nice, à Paris, à Saint- Moritz et à Juan-les-Pins en France, l’homme avait 23 années de métier dans tous les secteurs de l’hôtellerie.  Il était clair qu’avec tant de professionnels avisés, impliqués dans la vie quotidienne de l’hôtel Ivoire, l’accueil des hôtes de la Côte d’ivoire serait le plus attrayant possible, comme le voulait le président Houphouët.

 L’hôtel Ivoire était important à un troisième et dernier point de vue, le tourisme ivoirien. C’était du moins ainsi qu’Houphouët avouait l’avoir voulu.

« La mise en service de cet hôtel, se réjouissait-il à la cérémonie d’inauguration, marque en fait l’accession de notre pays au tourisme de niveau international. Abidjan pourra ainsi devenir une étape appréciée sur la route de ces migrations temporaires mais de plus en plus massives, vers le calme et le soleil, et qui constituent l’un des aspects les plus caractéristiques d’un certain mode de vie contemporain. Avec l’hôtel Ivoire, susceptible de satisfaire la plus exigeante des clientèles, la Côte d’Ivoire dispose désormais d’un atout de premier ordre qui lui fournira la possibilité de mettre à portée de ses hôtes un potentiel touristique dont l’utilisation ne peut être négligée dans le cadre du développement économique national. »

Dans la perspective du développement du tourisme, le nouveau complexe ne devait être, en fait, qu’une étape, la première d’un bien plus vaste projet auquel Moshe Mayer avait fait une brève allusion à cette soirée du samedi 7 septembre 1963. « Vous avez conçu ce projet. Monsieur le président, avait-il dit à l’adresse d’Houphouët. Vous avez eu l’ambition et la volonté d’ériger cet hôtel en plein centre de la lagune féerique. Vous avez voulu créer ce grand ensemble qui progressivement transformera toute la région en une “Riviera de l’Afrique occidentale ” attirant des visiteurs de ce vaste continent ainsi que du monde entier. »

Combien de convives avaient alors compris qu’Houphouët caressait le rêve de développer, sur un des flancs d’Abidjan, une création qu’il concevait comme l’un des plus ambitieux projets d’urbanisme jamais entrepris en Afrique ? Dans sa conférence de presse du 19 octobre 1967, le ministre Goly Kouassi avait également fait allusion à ce projet, indiquant notamment que les travaux pourraient démarrer en 1968, et que cette réalisation gigantesque s’étendrait de l’hôtel Ivoire jusqu’aux environs de Bingerville.  Elle comprendrait, avait-il ajouté, un golf, un centre de loisirs, un centre de vacances pour Ivoiriens et expatriés, un zoo dans un grand ensemble vert, des centres artisanaux et un centre international de tourisme.

On voit ce rêve prendre corps en 1970.  Cette année-là, dans le courant du mois de mai, le gouvernement ivoirien attire à Abidjan deux-cents invités parmi lesquels se comptent un nombre impressionnant de financiers de réputation internationale, de ministres étrangers, de journalistes et d’équipes de télévision de la terre entière. Et, devant ce concours de personnalités, les autorités dévoilent la maquette de la ville neuve qui s’appellera la « Riviera africaine ». On s’aperçoit que la région concernée est effectivement le flanc est d’Abidjan, qui va de l’hôtel Ivoire jusqu’à Bingerville. Il est prévu de procéder à deux réalisations qui doivent s’emboîter dans une agglomération mordant sur quelque 4000 hectares de brousse. La première de ces réalisations est une cité-jardin d’une capacité d’accueil de 120 000 habitants. La seconde est un centre touristique international devant réunir les plus grandes attractions jamais accumulées sur un même espace.

La Tribune de Genève était un des nombreux journaux qui avaient répondu à l’invitation de mai 1970 du gouvernement ivoirien envoyé spécial, Drago Arsenijevic, écrit que « la merveilleuse lagune d’Abidjan constitue un cadre naturel idéal pour un centre touristique. L’espace vert, qui sera conservé le long du littoral, sera parsemé d’hôtels, de ports de plaisance, de plages, de terrains de golf, de tennis. Un genre d’attractions (genre Disney land) est également prévu, ainsi qu’un parc zoologique aménagé dans une île où les spécimens de la faune africaine s’ébattront en liberté. Ce sont les visiteurs qui resteront en cage, s’exclame Moshe Mayer. Pour visiter le zoo, en effet, les touristes ne pourront utiliser qu’un monorail qui passe au-dessus de l’île et qui ne s’arrête qu’aux points d’observation surplombant le parc peuplé d’animaux ».

Le journal poursuit : « Un centre international sera construit sur l’un des plateaux de la Riviera. Entouré de salles de congrès, de quartier d’artistes, de théâtres et d’hôtels (on prévoit un total de 10 000 chambres), ce centre abritera en permanence une exposition de 120 pays, recréant la manière de vivre de chacun d’eux et vantant aux visiteurs leurs produits d’exportation. »

Un livre anonyme consacré à la Côte d’ivoire par les éditions Delroisse évoque pour sa part, sur les deux pages qui traitent de la Riviera africaine, « une zone d’attraction touristique internationale et un centre de dispersion, le tout couplé avec une implantation résidentielle, capable d’accueillir deux cent mille personnes dans une véritable cité – jardin ».

Le même livre laisse entendre que le site doit avoir pour épicentre un vaste plateau qui hébergera un complexe baptisé Centre international et qui sera le cœur des activités de tourisme et de loisirs, partant de là, des hôtels et des établissements de loisir seront construits tout au long de la rive du lagon. Ils seront reliés aux quartiers habités par un important réseau de transport, doublé d’une voie express qui mettrait l’aéroport international d’Abidjan à six minutes de voiture.

Le beau rêve de la Riviera africaine n’aboutira hélas pas, victime de son gigantisme. Les autorités ivoiriennes, après l’avoir annoncé, furent les premières à craindre l’échec d’un projet dont les dimensions, les conditions et le rythme de réalisation pouvaient absorber des ressources nécessaires ailleurs, et être ainsi un obstacle au mouvement général de la croissance.

Il en resta cependant la lointaine réalisation initiale, qui annonçait si timidement la Riviera africaine dès le mois de septembre 1963, l’hôtel Ivoire.  Il en resta cette grande construction qui avait accueilli et hébergé les plus immenses célébrités du monde entier, et dont tous les observateurs s’accordaient à reconnaître qu’elle était la fierté de la Côte d’ivoire sous le règne du président Félix Houphouët-Boigny.

In L’EPREUVE DU POUVOIR : La construction de la Côte d’Ivoire (1960-1993) – Chapitre 17 : une couchette pour les investisseurs : l’hôtel Ivoire – pp.361-366

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