LES PREMIERS PAS DE LA JEUNE REPUBLIQUE DE COTE D’IVOIRE

LA MISE EN PLACE DES INSTITUTIONS

PART 1 : LE PROJET DE DEMOLITION DU PALAIS DU GOUVERNEUR

Entre la fête de l’indépendance en août, et celle de la Saint-Sylvestre en décembre, les cinq mois qui terminent l’année 1960 ne sont pas aussi chargés que la période précédente. Le calendrier politique n’est pas négligeable pour autant. Il est marqué par deux faits qui frappent l’attention : la surprenante décision de la démolition du palais du gouverneur à Abidjan, et les élections au suffrage universel du 27 novembre.

        Sitôt les fêtes de l’indépendance, Houphouët conçoit le projet de raser le palais du gouverneur et de construire sur le même site un palais nouveau, palais présidentiel. L’idée présente un caractère symbolique si fort que le jeune chef de l’État peut espérer la faire accepter de tous ses concitoyens sans difficulté. Le palais du gouverneur était le siège de l’autorité coloniale. Rien ne représentait plus massivement le pouvoir du conquérant, l’ordre de l’occupant, la loi de l’envahisseur. C’était là qu’avait été régulièrement conçue et planifiée la répression des forces vives du territoire. Il n’y avait guère que dix ans, c’était là qu’avaient été prises les mesures de brutalité qui s’étaient soldées par l’incarcération de l’élite du PDCI-RDA à Grand Bassam. Ce site où avait résidé le représentant, le lieu- tenant du pays qui s’était emparé de la Côte d’ivoire par la force et l’avait maintenue sous sa botte pendant 67 ans, était-ce vraiment là que le chef du RDA, devenu chef de l’État, devait lui aussi établir sa résidence et ses bureaux ?

       Alors que ce raisonnement donne à Houphouët l’espoir d’une large unanimité des Ivoiriens derrière lui, voilà que, contre toute attente, deux ministres se dressent devant lui. Avec une rare opiniâtreté, Auguste Denise et Jean Delafosse font valoir des arguments certes conventionnels, mais de grand bon sens. Les monstruosités de la conquête coloniale suffisent-elles vraiment à justifier un rasage des vestiges qui en rappellent le souvenir ? Où a-t-on jamais vu construire le futur par la démolition du passé ? Si Houphouët veut vraiment se démarquer des espaces qui représentent un symbole douloureux de l’histoire de son pays, pourquoi ne prend-il pas la décision de se construire un palais à un autre endroit ?

         Jean Delafosse est le plus ardent des deux protestataires. Rien d’étonnant à cela, s’agissant d’un ancien maire d’Abidjan, qui avait donné beaucoup de son temps et de son énergie à la conception du plan d’urbanisme de cette ville. Si le développement de cette cité n’avait dépendu que de lui, le pont Houphouët-Boigny aurait été un ouvrage double, c’est-à-dire deux ponts collés, accueillant d’une part le trafic en provenance du port, de l’autre le trafic en provenance de l’aéroport, et les reliant directement à la voie du Nord, sans permettre la moindre dispersion à travers les artères d’Abidjan. Quant au palais de la présidence, il proposait qu’il fût construit à l’emplacement actuel de l’Ivoire Golf Club, sur un immense domaine délimité par les villages de Mbadon et d’Anono. C’est le site le plus élevé et le plus ventilé d’Abidjan.  Il suffirait d’y implanter un immeuble de cinq étages pour dominer toute la ville.

C’était une vue à laquelle Houphouët avait opposé une fin de non-recevoir entêtée. Fin août 1960, le conseil de gouvernement qui doit connaître de ce dossier se tient dans un modeste immeuble de la zone portuaire d’Abidjan. Jean Delafosse en sort si furieux qu’il brise, en la claquant à toute volée, la porte de verre de la salle.

      Il n’empêche ! Le 19 septembre 1960, soit exactement un mois et douze jours après la grande parade de l’indépendance, Houphouët montre qu’il est resté insensible aux arguments de ses amis révoltés.

  C’est ce jour-là que commencent, sous le vrombissement des bulldozers et le crépitement des marteaux piqueurs, les travaux de démolition du palais du gouverneur.

Pour le commun des Ivoiriens, Houphouët tourne ainsi la page coloniale en Côte d’ivoire. L’homme ne fera rien pour désavouer cette opinion. Il sait pourtant, lui le garant de ta continuité française dans le pays que le mobile profond de son entreprise est plus prosaïque et se trouve ailleurs.

     Le palais du gouverneur, à l’emplacement qui était le sien, ne lui avait jamais paru garantir à son locataire une sécurité suffisante. C’était du moins ce qu’il révélait en privé, lorsqu’il se sentait en confiance auprès d’un interlocuteur. Il assurait que l’édifice n’était pas efficacement protégé d’un éventuel assaut venant de la lagune proche. Même sur le sol ferme, il ne trouvait guère plus rassurante la domination de l’immeuble Signal : pourquoi les étages supérieurs de ce bâtiment ne serviraient pas d’abri à des lanceurs de projectiles ? Ce raisonnement avait d’ailleurs fini par le décider à racheter tout le dernier étage de cet immeuble, pour y loger son fils Guillaume. Il veillerait d’autre part, jusqu’à la fin de sa vie, à ce qu’aucune des nouvelles maisons construites dans les environs du palais ne fût aussi élevée…

   Voilà donc lancé, ce 19 septembre 1960, le chantier du nouvel édifice. Le délai fixé à l’architecte pour le mener à terme n’est pas excessivement long : huit mois. Construire le palais dont il est question dans un temps si étriqué est un pari qui ne peut pas être tenu sans la mobilisation permanente de quelque six cents ouvriers, maintenus au travail nuit et jour, par temps de pluie et par temps de soleil.

     La première moitié du temps des travaux n’est pas plus tôt atteinte que déjà la presse annonce l’inauguration du palais présidentiel pour le premier anniversaire de l’indépendance, en août 1961. Dans les articles qu’elle consacre régulièrement à ce chantier, elle ne tarit pas de détails sur les évolutions en cours, évoquant ici l’arrivée de quelque 1000 tonnes de marbre d’Italie au port d’Abidjan, là la présence de plusieurs centaines d’ouvriers français occupés à l’exécution des ameublements et des revêtements décoratifs.

In ENFIN PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE : Chapitre 2 La mise en place des institutions ; p37-p40.

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